Les Filles De Caleb
sauf une première année pour les petits garçons. Il vous faudra inscrire Paul et...» elle chercha le nom dans son registre «...Émilien chez les frères.
— Ça aussi c’est une politique?» Émilie se mordit aussitôt les lèvres.
«Non, madame, ce n’est pas une politique. Nous croyons qu’il est préférable de séparer les garçons des filles. L’an prochain, le nombre d’élèves inscrits nous permettra enfin de le faire.
— Où est le collège?
— Un peu plus loin. Mais j’imagine que des petits garçons de la campagne n’auront pas peur d’une marche matin, midi et soir.»
Émilie tiqua. Cette religieuse lui portait sur les nerfs. Qui était-elle pour décider arbitrairement de faire perdre une année d’école à tous les nouveaux venus? À ses enfants qui étaient parmi les premiers de leur classe?
«Je vous remercie, ma sœur, de votre gentillesse, et je serai ici cet après-midi avec mes enfants. A quelle heure devrons-nous nous présenter?
— Pour une heure.
— Nous serons là.»
La religieuse regarda Émilie sortir. Elle leva les yeux au plafond. Toutes les mêmes, ces mères de la campagne. Et sur dix mères, il y en avait au moins huit qui affirmaient avoir été elles-mêmes des institutrices. La religieuse hocha la tête. La majorité de ces «institutrices» savaient à peine signer les registres. Elle regarda la signature d’Émilie et grimaça. Celle-ci, quand même, avait une «belle main d’écriture».
Toute à ses pensées, Emilie s’était égarée. Mortifiée, elle s’était vue forcée de demander à une dame de la remettre sur la bonne route. Arrivée chez elle, elle s’empressa d’enlever son chapeau et ses gants et d’appeler les enfants. Elle les réunit tous dans le salon.
«J’ai vu votre école. C’est grand, plein d’élèves, pis, d’après ce que m’a dit l’assistante de la directrice, ça travaille fort là-dedans. Les élèves, ici à Shawinigan, sont studieux pis à leur affaire.»
Elle leur raconta qu’elle s’était entêtée à les inscrire dans le même niveau qu’ils avaient à Saint-Tite mais que la chose ne se faisait pas à Shawinigan. Ovila l’avait regardée, étonné. Elle s’était contentée de lui faire une signe entendu.
«D’ici la fin de l’année, je veux pas en voir un paresser. Si vous êtes pas aussi bons que les autres, vous allez être obligés de doubler. Ici à Shawinigan, c’est comme ça. À partir d’aujourd’hui, on va avoir un secret de famille.» Elle baissa le ton pour être certaine qu’ils feraient bien attention à ce qu’elle leur dirait. Même Ovila était intrigué. «J’ai inscrit Paul en première.
— Youppiiiii...» Paul sautait sur place, épanoui et excité.
«J’vas être...
— Ici à Shawinigan, Paul, on dit, je vais être...»
Paul se tut, repensa à sa phrase et recommença.
«Moman, est-ce que je vais être dans une vraie première?
— Oui, Paul. Le secret, c’est que j’ai dit que t’a... que tu avais commencé depuis septembre. Je suis certaine que tu vas pouvoir finir l’année sans problèmes. Maintenant, vous autres... », elle regarda les autres enfants, l’air sévère, «...j’ai trois choses à vous demander. La première, c’est que jamais vous allez dire que Paul a pas...n’a pas fait sa première à Saint-Tite. La deuxième...je veux que vous répondiez que vous venez de Saint-Tite-de-Champlain et non pas de Saint-Tite. Est-ce que jusque-là vous comprenez?» Les enfants répondirent tous que oui, même Clément. «La troisième, c’est que je demanderais que chacun donne un crayon à Paul. Un crayon usé. Pas un crayon neuf. Pour ce qui est des cahiers, j’vas...
— Je vais, moman. Ici à Shawinigan, on dit je vais.
— C’est vrai, Paul, je te remercie de me corriger. Donc, je vais en acheter des neufs pour tout le monde. Maintenant, je vous demanderais de vous préparer pendant que je vais chercher un magasin pour les cahiers.»
Les enfants la quittèrent dans l’excitation la plus totale. Elle raconta à Ovila la rencontre qu’elle avait eue avec l’assistante de la directrice.
«C’est quoi cette manie de baisser les enfants de la campagne?
— J’imagine, Ovila, que c’est parce que les sœurs ont l’impression que les enfants de la campagne vont à l’école seulement quand ça
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