Les Filles De Caleb
reproches vains et épuisants.
Sa dixième grossesse se passait tellement facilement qu’elle décida de passer l’été au lac. Ovila la conduisit à la gare. Il lui fit promettre d’être prudente.
«Je serai pas là pour te surveiller, ma belle brume. Ça fait que fais ça comme une grande fille. »
Emilie ne put s’interdire de lui répondre que de toute façon, depuis le début de cette grossesse, il ne la surveillait pas tellement, «trop pris par ses flush, ses straight, pis ses royales». Il eut un mouvement d’impatience.
«Je te comprendrai jamais, Emilie. On a des beaux enfants. J’ai une jobbe que pas un autre Canadien français a. J’ai des hommes à mener, moi! Je vis dans une ville sans que personne me traite de maudit farmer. On a de l’argent que ça nous sort par les oreilles. Pis tu es pas contente! Tu es jamais contente! Tu as jamais été contente!
— Tu as menti, Charles Pronovost! J’ai été contente bien des fois.
— À Saint-Tite! Quand j’étais pas parti dans les chantiers! Quand je faisais des jobbes plates pour un salaire de crève-faim! Quand mon père te gâtait! Quand tu avais ta p’tite maison, pis ton p’tit jardin, pis tes p’tites affaires qui changeaient jamais de place!
— As-tu bu, Ovila?
— Non, j’ai pas bu! Pis cesse de me demander si j’ai bu chaque fois que je dis ma façon de penser!»
Les enfants, pressés de s’asseoir dans le train, n’avaient pas été témoins de l’altercation entre leurs parents. Seuls Emilien et Marie-Ange avaient pressenti que quelque chose n’allait pas lorsqu’ils s’étaient penchés à la fenêtre pour saluer leur père une dernière fois et inviter leur mère à se hâter de les rejoindre.
Emilie avait tourné les talons et monté les quelques marches avant d’entrer dans le wagon rempli de vacanciers tous plus laids les uns que les autres. Elle s’engouffra dans la salle de toilette et s’aspergea la figure pour noyer ses larmes brûlantes sous l’eau fraîche du robinet. Elle sortit enfin, rejoignit ses enfants qui lui avaient gardé deux places, une pour elle et une pour les sacs de provisions, et pencha la tête à la fenêtre. Ovila n’était plus sur le quai de la gare.
«Est-ce qu’il y a quelque chose qui va pas, moman?» demanda Emilien sur un ton qu’il essaya d’imprégner de toute la virilité de ses onze ans.
«Non. Pourquoi?
— On dirait que vous avez pleuré. »
Émilie se mit à rire. Elle lui tapota la figure, lui pinça la joue entre le pouce et l’index, lui dit qu’il avait l’imagination fertile. Elle n’avait qu’aspergé sa figure de bonne eau fraîche à cause de la chaleur. Émilien ne dit pas un mot et regarda le chandail que sa mère portait pour se protéger de la fraîcheur.
Cet été-là, elle ne reçut aucune lettre d’Ovila. Elle lui écrivit à plusieurs reprises, passant sous silence les minutes qui avaient précédé son départ, préférant lui décrire les faits anodins qui assaisonnaient ses journées et celles des enfants. Elle lui raconta, entre autres, qu’elle avait rencontré Alma, cette jeune pensionnaire qu’elle avait hébergée avec Antoinette après l’incendie du couvent. Elle ajouta qu’il ne l’avait jamais rencontrée, puisqu’à ce moment, il était parti aux chantiers. Elle lui parla de Félicité qui semblait de plus en plus décidée à quitter le vieux bien pour que Ti-Ton et sa nouvelle épouse puissent y élever leurs enfants sans la présence d’une vieille toute craquante de rhumatismes. Elle terminait chacune de ses lettres en lui disant que sa grossesse allait toujours aussi rondement — ce qui n’était pas une figure de style — et qu’elle croyait bien que l’été de 1917 serait le dernier qu’elle passerait à Saint-Tite, surtout si sa mère allait habiter chez Éva au lac à la Tortue. Elle écrivit enfin sa dernière lettre pour lui indiquer la date de leur retour et lui dire qu’elle et les enfants avaient terriblement hâte de le voir.
Ils attendirent une heure à la gare avant qu’Émilie ne décide de rentrer à la maison par les transports en commun. Ovila avait dû avoir un empêchement.
«Je suis donc dans la lune! Votre père m’avait dit aussi qu’il pourrait pas être là. On va lui faire la surprise de rentrer tout seuls comme des grands. »
Elle cacha ses grimaces d’angoisse à chaque fois qu’un cahot les faisait
Weitere Kostenlose Bücher