Les Filles De Caleb
quelque peu, mais pas autant que si Ovila avait pu venir passer quelques jours avec eux. Il lui manquait terriblement. Peut-être qu’à Saint-Tite, ils auraient eu le temps de se parler, de se retrouver. Ils auraient pu faire de longues promenades le soir, au clair de lune, écouter le chant du lac et chercher un grand duc dans le ciel. Il ne lui avait écrit qu’une lettre, pour lui dire qu’il avait officiellement été nommé contremaître de nuit. Cette lettre avait fait prendre conscience à Emilie qu’elle avait toujours sous-estimé l’ambition d’Ovila.
En septembre, elle revint à Shawinigan, bien décidée à essayer de comprendre tous les détails du travail d’Ovila. Bien décidée aussi à mieux le soutenir. Il l’attendait à la gare, courant à côté du train jusqu’à ce que la lourde locomotive s’immobilise. Devant sa mine radieuse, Emilie ne lui parla pas des nouvelles de guerre qui avaient touché le village. Elle préféra reporter à plus tard l’annonce du décès d’Amédée Trépanier et du transport en Europe d’Armand Gignac et de Jean-Baptiste Marchand. Mais elle lui dit qu’Henri Davidson s’était porté volontaire dans le corps médical et qu’aux dernières nouvelles, il se dirigeait vers la Sibérie.
Elle acheva l’aménagement du nouveau logement et occupa une grande partie de son temps à coudre pour elle et les enfants, à repriser les habits tachés d’huile d’Ovila, regrettant souvent de ne plus trouver de sciure de bois dans le fond de ses poches, à préparer des travaux spéciaux pour Rose, à faire taire les enfants pendant le sommeil de leur père. Heureusement, Clément avait joint le rang des écoliers. Elle écrivit à Berthe à quelques reprises mais ne recevant jamais de réponse, elle abandonna sa correspondance, comme Berthe l’avait laissée tomber, elle. Jamais de sa vie la solitude ne lui avait pesé aussi lourd. Elle n’avait plus vu Antoinette, qui s’était fait une vie active à Montréal et n’était jamais plus appelée à suivre Henri en Maurieie, Henri n’y venant plus. Ses parents étaient tous les deux morts. Sortant peu de la maison, elle n’avait pas réussi à se faire d’amies à Shawinigan. Elle n’avait jamais même vu Philomène.
Ovila avait changé. Dès que l’euphorie du retour de sa famille fut tombée comme de la poussière derrière une calèche, il avait repris vaillamment son rythme de travail, quittant la maison sitôt sa dernière bouchée de souper avalée, ne revenant que le lendemain matin, après le départ des enfants pour l’école. Emilie prit l’habitude de dormir en tenant un oreiller dans ses bras. Si, par chance, Ovila avait une vraie journée de congé, il la dormait, toujours fourbu. Emilie, profitant parfois du fait que les grands jouaient dehors et que les deux petites se reposaient, venait s’étendre à côté de lui, simplement pour le sentir, pour lui passer un doigt sur les sourcils, l’entendre respirer et lui chuchoter à l’oreille qu’elle l’aimait. Si son mal de lui se faisait aigu, elle lui passait les doigts sur la braguette, mais le plus souvent, il se retournait vivement, comme si une mouche l’avait chatouillé.
34.
Émilie se consolait comme elle le pouvait. Par le travail d’Ovila, par le succès des enfants. Elle refusait de penser à l’époque où elle avait connu des raisons d’être fière d’elle- même. Ce temps était révolu et elle avait choisi d’aimer. Mais cet amour, s’il la comblait presque en totalité, la laissait sur un appétit d’apprendre que l’incessante lecture de journaux et de livres ne réussissait pas à satisfaire.
L’hiver était revenu, encore une fois sans qu’elle le pressente. Elle demeurait incapable de s’accrocher aux saisons de Shawinigan. Heureusement, elle n’eut point froid et les enfants purent dormir dans leurs vêtements de nuit et non dans leurs habits de neige.
Elle reçut des nouvelles de sa belle-mère, qui lui racontait que la rumeur d’une conscription se faisait de plus en plus persistante. Émilie sourit. A Shawinigan aussi, cette rumeur galopait dans les rues. Félicité leur parlait toujours comme si, à Shawinigan, ils avaient été à l’autre bout du monde, plaçant Saint-Tite au centre de l’univers.
Noël aurait été d’une tristesse à mourir si elle ne s’était pas ressaisie à temps. Elle avait fêté le réveillon, seule avec les enfants, Ovila ayant accepté de
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