Les Filles De Caleb
occupé à taillader un bout de bois.
«Ovila, c’est quoi les espèces de couvertes qui flottent sur la rivière?
— C’est les couvertes de la Relgo.
— Les couvertes de la Belgo?
— Ben oui, les couvertes qu’on met sur les rouleaux quand on fait la finition du papier. Quand on a trop de pâte de collée dessus, on les enlève pis on les maudit à l’eau.
— Ovila, tu vas trouver une chaloupe, pis ce soir, demain soir, pis tous les soirs que tu vas rien avoir à faire, tu vas aller me chercher toutes les couvertes qui flottent.
— Es-tu folle? J’vas me tuer dans les remous. Ça pèse une tonne les couvertes mouillées. As-tu envie que je chavire pis que je me noie?
— Non. Tu vas apporter un bon fanal, pis tu vas y aller. J’vas être capable de faire des manteaux aux enfants là-dedans. Pis des couvertes pour les tenir au chaud. Tu y vas ce soir. Ça fait que pour aujourd’hui, pas une goutte, mon vieux. Pas une goutte! Parce que c’est celle-là qui va te noyer. Pas la rivière.»
Ovila trouva une chaloupe et partit, terrifié par le grondement de l’eau, à la pêche aux couvertures de la Belgo. Il avait attendu que la noirceur ait envahi les rives, de façon à pouvoir pêcher sans risquer d’être vu. Il revint quelques heures plus tard avec deux couvertures. Il les déposa dans une grande cuve et se coucha, transi, à côté d’Emilie. Il tenta de se coller à elle pour absorber un peu de sa chaleur. Elle le repoussa. Il soupira et s’endormit en claquant des dents.
Il recommença le même manège pendant trois nuits. Il avertit enfin Émilie qu’il leur faudrait attendre une dizaine de jours, le temps que les nouvelles couvertures soient inutilisables sur les rouleaux. Émilie n’en crut pas un mot, sachant fort bien qu’il brûlait de son froid intérieur. Elle ne s’était pas trompée et pendant sept jours, il brilla par son absence, meublant ses journées de râlements et de morosité et ses nuits de fumée, d’alcool et de dettes.
Émilie consacra tout son temps à travailler sur les couvertures de la Belgo. Elle passa des heures, assise à sa table de cuisine, à gratter tous les morceaux de pâte de papier qui adhéraient à la laine. Le travail exigeait patience et concentration. Elle utilisait un petit couteau pour venir à bout des miettes les plus incrustées. Quand elle eut enfin terminé sa première couverture, les ongles brisés, les doigts rougis et des cloques sur son pouce et son index, elle en entreprit une seconde, puis une troisième. Les enfants lui avaient demandé ce qu’elle faisait et elle leur avait répondu qu’elle préparait des manteaux. Ils ne posèrent plus de questions, sa réponse ne les ayant ni éclairés ni convaincus. Elle compta son argent et acheta de la teinture. De la bleue, de la rouge vin, de la brune et de la beige. Pour les garçons, elle tailla des pantalons et des vestons dans les couvertures brunes et beiges. Pour les filles, elle coupa des manteaux dans les autres couvertures. Marie-Ange la regarda faire, une moue de dédain aux lèvres.
«Franchement, moman, avez-vous l’impression qu’on va aller à l’école habillés avec ça?
— Fais aller ton imagination un peu. Oublie les couvertes pis contente-toi de regarder le tissu. Tu le trouves pas beau?
— Ben...oui. C’est du beau tissu, mais ici à Shawinigan, tout le monde va le reconnaître.
— Fais-moi confiance, Marie-Ange. Vous allez avoir les plus beaux manteaux que vous avez jamais eus.»
Et elle tint parole, travaillant jusque tard dans la nuit à coudre, doubler, piquer les collets, faire des ceintures, poser des boutons vis-à-vis des boutonnières toutes de la même grosseur.
Au début de février, tous ses écoliers purent étrenner leurs nouveaux vêtements. Elle avait mis quatre semaines entières à essayer de les habiller du peu de fierté qui lui restait.
Ovila avait été appelé à la Belgo à raison de trois ou quatre fois par semaine. Il était arrivé qu’Emilie soit obligée de mentir au messager, parce qu’Ovila avait été incapable de se lever. Ces jours-là, elle lui faisait la tête et Ovila, ne pouvant supporter son regard, lui promettait une nouvelle pêche nocturne. Quand elle eut nettoyé cinq bonnes douzaines de couvertures, Émilie lui dit qu’il ne serait plus nécessaire d’aller pêcher.
Au début de
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