Les Filles De Caleb
travailler.
«Tu peux pas faire ça, Ovila! C’est Noël!
— Je le sais, ma belle brume, mais dis-toi que l’argent que j’vas gagner va payer les cadeaux des enfants.»
Émilie se prit à détester tous ces dollars qui tenaient Ovila éloigné d’elle et des enfants. Elle aurait apprécié qu’ils en eussent moins. Elle aurait bien payé six dollars par semaine pour avoir Ovila à ses côtés pendant cinq ou sept heures. Mais Ovila n’aurait pas compris qu’elle lui parle du temps où ils «faisaient des sacrifices» comme d’un temps où ils avaient été heureux. Ovila avait tant de choses à prouver. Il n’avait pas encore oublié l’humiliation d’avoir été déshérité et voulait montrer à Émilie qu’elle avait toutes les raisons de marcher la tête haute.
Au début de 1917, la rumeur du recrutement devint réalité. Partout, sur tous les murs des endroits publics, des affiches aux armoiries canadiennes invitaient les jeunes à «l’aventure» outre-mer. Émilie avait frissonné. On recrutait des hommes âgés de 18 à 45 ans, mesurant au moins cinq pieds et deux pouces. On faisait miroiter la solde et la pension. Les conditions étaient si faciles. La signature était valable pour la durée de la guerre et pour les six mois suivant la fin des hostilités.
Émilie se consolait en pensant qu’il n’y avait heureusement personne de ses deux familles qui irait au front. Cette guerre qui ne devait durer que le temps de quelques crachats de canons n’en finissait plus. À défaut de s’intégrer à Shawinigan, Émilie eut l’impression de vivre au rythme de l’Europe. Elle lisait les comptes rendus quotidiens, épluchait les noms de toutes les victimes, craignant d’en trouver un qui lui serait familier. Elle en parlait peu avec Ovila, sachant qu’il était beaucoup plus préoccupé par ses rouleaux troués, ses boîtes de succion et leurs filtres et ses centaines d’engrenages.
Un mois de mars très doux vint enfin éclairer ses fenêtres maculées de giboulée et de gadoue. Elle commença à compter les jours qu’elle aurait à attendre avant de partir pour Saint-Tite. Plus que trois mois...
Les enfants rentrèrent de l’école, surexcités.
«Moman! moman! Devinez quoi?
— Quoi?
— Demain, on va à la cabane à sucre!
— Tous les élèves de l’école?
— Oui! Avec des parents qui ont des machines pis des voitures assez grandes pour monter tout le monde.
— Pis il faut qu’on porte du vieux linge.
— Pis des bottes!
— Pis qu’on apporte des œufs!
— Pis une collation!»
Émilie consacra sa soirée à la préparation de cette journée. Elle sortit les vieux vêtements qu’elle avait autorisé les enfants à porter en de rares occasions, surtout pour jouer dehors. Le lendemain matin, elle les regarda partir à la queue leu leu et ne put s’empêcher de sourire à leur allure de petits campagnards. Elle reconnaissait ses enfants de Saint-Tite qui traînaient leurs «bottes à vaches» dans la neige tachée de sable, de cendre, de cailloux et de crottin.
Elle referma la porte, se planta devant une fenêtre et n’abandonna son poste d’observation que lorsque Clément eut rejoint les plus grands et tourné le coin de la rue.
Elle vit Ovila arriver de la direction opposée, les mains dans les poches. Sa fenêtre aurait été ouverte qu’elle l’eût entendu siffler. Elle le regarda venir, l’air heureux, l’œil injecté d’une insouciance qui lui allait à ravir. Elle retourna à la cuisine et l’entendit fermer la porte du rez-de-chaussée, monter les escaliers trois marches à la fois, tourner la poignée et entrer.
«Emilie?
— Ici, Ovila, dans la cuisine. >>
Il s’approcha derrière elle, déposa sur la table les contenants dans lesquels, la veille, elle avait mis une salade de pommes de ferre et des marinades, l’enlaça et lui mordilla le lobe de l’oreille droite.
«Tu as bien l’air joyeux ce matin.
— J’ai toutes les raisons du monde de l’être!»
Émilie se dégagea, se tourna et le regarda bien en face.
«Une autre promotion?
— Non!
— Une augmentation?
— Non!»
Elle eut peur. Elle espérait qu’il n’avait pas fait de folie.
«Tu as pas acheté une maison j’espère...
— Non!
— Cesse de me faire
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