Les Filles De Caleb
la banquette devant elle. Pour être certaine qu’elle ne se blesserait pas si le train freinait brusquement, elle avait enlevé ses chaussures et retenait le bébé avec ses pieds. Ses enfants clignaient des yeux, inquiets. Elle sortit son accordéon et joua des berceuses. Vingt minutes après leur départ, les neuf enfants dormaient d’un sommeil bien mérité. Elle posa son instrument.
Elle regardait dehors en se laissant bercer par le train, la nuit noire reflétant ses pensées. Où était Ovila? Avait- il pu monter à bord d’un autre train? Elle sortit un mouchoir de son sac et se moucha. Maintenant que les enfants dormaient, maintenant qu’ils étaient en sécurité, elle pouvait pleurer. Elle ferma les yeux quelques instants et se revit dans un autre train, celui qui les conduisait, elle et Ovila, à Montréal. Dix-sept ans plus tôt... Pour leur premier anniversaire de mariage. Leur anniversaire de papier. Maudite Belgo qui fait tout ce papier! Elle tourna la tête, ouvrit les yeux et regarda Rose. Sa pauvre tête remplie de misères et de difficultés ballottait au même rythme qu’une de ses mains.
Une main qui ballotte. Louisa! Depuis combien d’années Louisa les avait-elle abandonnés?... Presque treize ans, Louisa. Et ton père a été le premier à bercer ton dernier sommeil. C’est là, Louisa, que ton père et moi nous nous sommes heurtés pour la première fois. Est-ce que tu te souviens, toi Louisa, si c’était lui, ou si c’était moi qui avais dormi pendant que tu t’étouffais avec ce lait qui devait te nourrir et qui t’a fait mourir? Pardonne-nous, Louisa.
Le train tourna et Émilie suivit son mouvement. Elle aperçut Marie-Ange qui essayait de combattre la gravité en s’accrochant sur le bord de sa banquette. Marie-Ange... Même en dormant, ma grande mule, tu te bats contre quelque chose. Laisse-toi donc aller, ma Marie-Ange. Laisse-toi donc sourire. Commence donc à avaler un peu de ton orgueil. Tu vas voir, ce n’est pas plus mauvais à avaler qu’un sirop. Ma grande mule...Pâpâ. Est-ce que vous la voyez, votre grande mule ce soir. Votre grande mule vient, toute seule, d’arrêter un train qui roulait sur une voie sans gare. Votre grande mule, pâpâ, roule dans la nuit, les larmes aux yeux, la peur dans l’âme. Votre grande mule roule dans une nuit noire sans fin. Votre grande mule roule avec neuf petits qui commencent à peine à grandir. Pâpâ, donnez-lui donc un peu de courage à votre grande mule. Bonne nuit, pâpâ. J’espère que vous avez été heureux de retrouver Elzéar Veillette. Je suis certaine que vous devez encore vous prendre aux cheveux. Mais maintenant, vous devez avoir des cheveux d'anges...sans mèches rebelles.
Le train siffla trois fois. Emilie fronça les sourcils. Le
coq, Berthe. Te souviens-tu du coq qui avait chanté trois fois? J’avais eu peur, Berthe, parce que je m’étais dit qu’un coq qui chante trois fois, c’est un coq qui annonce une mauvaise nouvelle. Le coq n’avait pas menti, Berthe. La mauvaise nouvelle est arrivée hier, à peu près à la même heure que maintenant. Berthe, j’ai fait partir Ovila pour le protéger. J’ai fait partir Ovila pour me protéger. Toi, Berthe, est-ce que c’est pour te protéger aussi que tu as décidé de ne plus m’écrire? Es-tu heureuse dans ton monde de silence, Berthe? Il me semble que ton monde doit ressembler à cette nuit qui nous aspire tous les dix vers quelque chose qui méfait peur. Pense quand même à moi, Berthe...
Le train ralentit lentement et s’arrêta nulle part. Emilie retint Rolande, regarda autour d’elle et ne vit pas une seule lumière. Elle frissonna, tout à coup craintive. Profitant de l’accalmie, elle se leva pour jeter un coup d’œil aux enfants qu’elle ne pouvait apercevoir de sa place, remonta les manteaux et s’attarda à chacun des visages qu’elle ne prenait plus vraiment le temps de regarder tant ils lui étaient devenus familiers. Bonne nuit, mon grand Émilien. Bientôt je vais te parler. Je vais t’expliquer que ton père nous cherche une nouvelle maison. Je vais te dire combien il a toujours été fier de toi. Je vais te mentir un tout petit peu, en te disant qu’il va revenir. Je n’en sais rien, Émilien. Ton père reviendra quand il aura appris à être fier de lui. Ton père va revenir s’il apprend à se pardonner le mal qu’il s’est fait. C’est sûr, Émilien, que ton père nous fait mal à nous aussi. Mais ce
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