Les Filles De Caleb
moment de commencer à y penser. File, Ovila, pis arrête-toi nulle part. Parle à personne si tu tiens à tes dents pis à ton nez.
— Émilie, j...
— On n’a pas le temps de parler. File!»
Ovila descendit les escaliers et Émilie écouta la porte qu’il refermait doucement derrière lui. Elle s’appuya le front sur un des murs de sa chambre et sanglota toute sa peur de la nuit. Elle sanglota le départ d’Ovila. Elle n’avait plus de choix.
Elle sécha ses larmes et regarda l’heure. Il était quatre heures. Elle avança sur la pointe des pieds dans la chambre des garçons et les réveilla. Attendrie par leur surprise et leurs jérémiades, elle les consola en leur disant que finalement ils ne se levaient qu’une heure plus tôt qu’ils ne le faisaient quand ils trayaient les vaches, à la campagne. Elle leur demanda de s’habiller à la hâte et de faire leurs valises. Elle ajouta que, dès qu’ils auraient terminé, ils devaient prendre toutes les taies d’oreiller qu’ils pouvaient trouver et y mettre tout ce qu’ils verraient dans la cuisine, «sauf ce qui est cassant.» Elle fit de même avec les filles, laissant dormir Jeanne, Alice et Rolande. À sept heures, elle demanda aux aînés de défaire les lits.
«Ce que je veux, c’est que vous les démontiez.»
Les enfants sentaient l’urgence, mais ils n’auraient pas osé poser de questions. A huit heures, elle les avait tous nourris, avait habillé les trois petites et, Rolande dans les bras, s’était dirigée vers la banque, remerciant le ciel que les banquiers fussent derrière leurs guichets de si tôt matin. Elle retira tout l’argent qui restait dans son compte: douze cents dollars. Elle n’en garda que cinquante dans son sac et enfouit le reste dans ses bottes. Elle sortait de la banque lorsqu’elle tomba nez à nez avec Aima.
«Alma!
— Emilie! Tu parles d’une surprise. J’ai pas eu de tes nouvelles depuis l’été passé. C’est pas ta p’tite dernière? Est bien belle!
— C’est Rolande. Pis toi? Toujours à Saint-Tite?
— Non. On est arrivés à Shawinigan hier, ma chère.
— En visite?
— Non. Pour rester. Moi, la campagne, c’est pas mon fort, pis mon mari s’est trouvé un bon emploi à la Belgo.
— La Belgo...
— Dans la comptabilité. Mais pour un comptable, il est pas fort. Il a même pas réussi à louer notre maison de Saint- Tite.» Alma éclata de rire.
Émilie n’avait pas le choix. Son cœur se mit à battre à tout rompre.
«Pas votre maison à côté de la voie ferrée?
— Oui. On espère la louer en septembre. On va mettre des annonces, ici à Shawinigan. On sait jamais.
— Nous autres on part aujourd’hui pour Saint-Tite!
— Ton mari veut retourner là?
— Pas... exactement. Notre projet, c’est de rester à Saint-Tite pendant à peu près... un an, pis après ça, de probablement aller à l’aventure... En Abitibi ou ailleurs. C’est le temps ou jamais, astheure que la famille est presque élevée.
— Tu parles d’une nouvelle! Tu changeras donc jamais, Emilie. Te rappelles-tu quand tu me racontais comment tu étais partie de chez ton père quand tu avais juste seize ans...
— Si je m’en rappelle? Alma, c’est comme si c’était hier. Pis toi, te rappelles-tu quand tu avais brûlé le gruau?
— Moi? Brûler du gruau? C’était pas Antoinette?
— Essaie pas, Alma...c’était toi.
— Mon Dieu, j’ai dû changer parce qu’astheure, du gruau, j’en brûle pus. Astheure, du gruau, j’en mange pus non plus. C’est pour ça que je le brûle pus.»
Émilie éclata de rire et se demanda comment quitter Alma poliment avec...les clés de la maison de Saint-Tite. Elle n’avait pas le choix.
«Alma, c’est dommage que tu arrives la journée de notre départ. On aurait pu se voisiner. Parler du bon vieux temps. Faire des p’tites sorties ensemble...Bon il va falloir que tu m’excuses parce que je suis attendue à la maison. Les déménageurs vont être là d’une minute à l’autre.»
Elle se pencha et frôla la joue d’Alma de ses lèvres desséchées.
«Salue ton mari pour moi, Alma.
— Pis toi le tien, Émilie.»
Émilie tourna les talons et serra Rolande près de son cou. Elle marcha lentement,
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