Les Filles De Caleb
les yeux.
«Je me détendais, dit-il. Vous savez que ces journées sont extrêmement éreintantes.
— J’en doute pas.»
Douville l’avait regardée attentivement, voyant bien que son regard était différent sans qu’il puisse en donner la raison. Il le lui fit remarquer.
«J’ai les yeux brillants? dit-elle feignant la surprise. Ça doit être la fatigue. »
Douville se leva d’un bond.
«Je m’excuse. Je vais partir. Vous auriez dû me faire savoir que vous étiez fatiguée. Voyons donc! Restez donc encore un peu. La pluie a pas cessé
— N’a pas... dit Douville.
— Quoi?
— Vous avez dit «a pas».
— J’ai dit ça moi?
— Oui. Vous devriez faire un peu plus attention. Vous avez un vocabulaire excellent mais vous mangez toutes vos syllabes. »
Émilie était estomaquée. Personne ne lui avait jamais dit quoi que ce fût en rapport avec son langage. Elle se demanda si elle devait le remercier ou lui dire carrément de se mêler de ce qui le regardait. Elle le remercia sèchement, ajoutant qu’elle essaierait de faire plus attention. Douville, comprenant qu’il l’avait piquée, s’excusa. Il avait, disait-il, été déformé au collège et vouait un culte «presque païen» à la langue de Molière. Émilie l’avait rassuré en disant qu’il avait bien fait de la reprendre — ce qu’elle n’était pas certaine de vraiment apprécier — et parla plus lentement, faisant attention à tous ses mots.
La pluie commença à faiblir. Douville se leva et retourna à la fenêtre.
«Bon, je crois que je vais pouvoir partir.»
Émilie acquiesça. Elle était à court de sujets de conversation. Douville descendit dans la classe ramasser ses papiers. Il la remercia une autre fois, en ajoutant qu’il ne lui était jamais arrivé de manger en aussi agréable compagnie. Émilie sourit à cette remarque et enchaîna qu’elle avait rarement mangé avec une personne qui avait d’aussi bonnes manières. Douville balaya cette remarque du revers de la main.
«Que voulez-vous, dit-il, j’ai passé ma vie en institution. J’ai été élevé par les religieuses puis par les Jésuites, à Montréal.
— Ah! fit Émilie, surprise de la soudaine confidence. Je pensais que vous étiez de la région.
— J’y suis depuis dix ans, à cause de mon travail, mais j’ai été élevé à Montréal.
— À Montréal! Vous êtes chanceux. J’ai justement une amie qui vit maintenant à Montréal...
— Vous croyez que j’ai de la chance d’avoir passé toute mon enfance dans un orphelinat?»
Émilie se mordit les lèvres. Elle avait cru qu’il avait pu recevoir une instruction privilégiée parce qu’il venait d’une famille aisée.
«Je suis désolée...
— Il n’y a pas de quoi. Je croyais que vous aviez compris...Vous savez, quand les bonnes gens vont à l’orphelinat pour adopter un enfant ou le prendre en élève, ils préfèrent quand même un enfant «parfait». Avec ma tête, je suis resté à l’orphelinat.»
Émilie le laissa parler. Elle ne savait trop comment soigner cette apparente blessure. Douville mit son chapeau et se dirigea vers la porte. Il se retourna vers elle.
«Je vous ai demandé si vous aimiez les voyages. Vous m’avez dit que oui. Voici. Je ne vous demande pas une réponse tout de suite. Mais si vous le voulez bien, je vous demanderais d’être ma femme. L’été prochain, nous pourrions aller en France, à Paris où il y aura une grande exposition internationale.
— Oui, je sais...s’entendit-elle répondre.
— Je sais que vous savez. Là n’est pas la question, ajouta-t-il sèchement. Je voudrais simplement que vous pensiez un peu à ma proposition. Si vous n’avez pas d’objections et si vos parents sont d’accord, j’irais vous visiter occasionnellement cet été. Nous pourrions faire meilleure connaissance. Je sais que je suis plus âgé que vous, mais nos goûts communs — la littérature, la langue française, les enfants — sont probablement suffisants pour nous aider à fonder une union durable. »
Émilie ne répondit rien. Elle préférait réfléchir. Douville était sorti de l’école sans ajouter un mot. Elle courut à la porte.
«Monsieur Douville! Si vous passez à Saint-Stanislas, vous savez où me trouver. » Émilie était rentrée pour la saison estivale.
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