Les Filles De Caleb
lui faire savoir par des attentions toutes particulières. Il l’avait chaudement recommandée à chaque année pour qu’elle obtienne la prime d’enseignement, mais sa candidature n’avait jamais été retenue.
Les enfants avaient quitté l’école depuis une quinzaine de minutes lorsqu’un orage éclata. Douville fut forcé d’attendre que le tonnerre se taise et que la pluie se calme. Émilie avait souri au «malheur» du pauvre inspecteur, l’avait candidement invité à partager son repas, ce qu’il avait accepté avec empressement. Émilie avait donc préparé une salade qu’elle avait servie avec des tranches de rôti de bœuf froid. Ils s’étaient installés dans ses locaux et Émilie s’apprêtait à afficher son air intéressé lorsque Douville lui demanda si elle avait déjà voyagé.
«De quel genre de voyage parlez-vous?»
Douville lui dit qu’il parlait de voyages importants, aux États-Unis ou même en Europe. Émilie durcit son regard. Douville la connaissait depuis près de cinq ans et il savait bien qu’elle n’avait franchi que la route reliant Saint-Tite à Saint-Stanislas avec, il était vrai, une courte excursion à Trois-Rivières pour ses examens du gouvernement.
«Vous savez ben, monsieur l’inspecteur, que j’ai jamais voyagé.»
Douville mastiqua lentement. Il avait demandé une serviette de table à Émilie et l’utilisait après chacune de ses bouchées. Émilie le regardait faire, consciente tout à coup qu’il avait de belles manières. Elle l’imita. Douville la complimenta sur le repas. Il lui dit ensuite qu’il avait plutôt voulu lui demander si les voyages l’intéressaient. Émilie s’illumina. Les voyages l’attiraient énormément. Elle aimerait bien voir du pays, en commençant par Montréal et Québec. Ensuite, elle parla du cousin de son père qui était parti pour le Klondike et d’un autre qui habitait à Keene, au New Hampshire, où, depuis 1892, il travaillait dans une usine de textile. L’inspecteur l’écoutait attentivement. Elle ajouta que si elle ne se mariait pas, elle mettrait de côté tout l’argent qu’elle pourrait afin de prendre un jour un grand bateau à New York et traverser l’Atlantique jusqu’en Europe. L’inspecteur était encore plus attentif.
«Pourquoi est-ce que vous me demandez ça?» dit-elle enfin.
Douville s’était levé de table et était allé à la fenêtre regarder la pluie qui tombait encore, tout en se curant les dents discrètement. Émilie avait ramassé les assiettes et commencé à les laver. Elle ne savait plus trop comment occuper ce visiteur dont la présence l’intimidait. Malgré de grands efforts, elle ne cessait d’entrechoquer les assiettes dans le plat à vaisselle.
Douville se rassit, non sans avoir jeté son cure-dents aux ordures. Émilie lui jeta un rapide coup d’œil et pensa que, sans son strabisme, il aurait été un fort bel homme. De profil, ses yeux ne se remarquaient pas. Elle l’examina une seconde fois. Ses cheveux étaient gris, certes, mais il avait les épaules solides quoiqu’un peu voûtées. Douville la laissa terminer la vaisselle seule, Émilie ayant refusé son aide.
La pluie tombait toujours a pleines fenêtres. La noirceur avait envahi l’ecole non pas tant à cause de l’heure — on approchait du solstice — mais à cause de la densité de l'écran d’eau et de nuages. Émilie enleva son tablier et revint s’asseoir à la table. Douville la regarda attentivement. Le silence se glissa entre eux. Émilie offrit de faire du thé. Douville la remercia en lui rappelant qu’il n’aimait pas boire de thé en été. Elle avait oublié ce détail.
Émilie se leva, le pria de l’excuser et descendit dans la classe. Elle marcha jusqu’à la salle de toilette. Elle y avait installé un miroir et une étagère sur laquelle elle rangeait un peu de poudre de riz, du khôl qu’elle avait fait venir de Montréal et qu’elle pouvait utiliser sans avoir l’air d’être maquillée, une brosse à cheveux, un peigne et une petite bouteille d’eau de toilette. Elle avait évidemment caché toutes ces choses de la vue de ses élèves en les rangeant dans une boîte bien fermée. Elle se regarda dans le miroir et décida de «se rafraîchir» un peu. Elle y mit une bonne dizaine de minutes puis rejoignit Douville à l’étage. Il semblait bien endormi dans la berceuse. Elle en fut déçue. Mais aussitôt qu’il entendit le froissement de ses jupes, il ouvrit
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