Les fils de Bélial
n’en doutait – si Pèdre réapparaissait en vainqueur. Guesclin eût aimé « faire des exemples ». Depuis Séville, il jeûnait en quelque sorte : le seul sang que l’on versait était celui des bœufs, des vaches et des moutons destinés aux cuisines. Il y avait pourtant çà et là des Juifs et des hommes à tête de Maure.
Le chemin était long, la chaleur exténuante, mais Tristan et ses compagnons trouvaient jusque dans la poussière qui leur brûlait la face, une raison de se réjouir : ils remontaient vers le nord-est, vers la France. Les chevaux eux aussi marchaient sans regimber. On eût dit qu’ils flairaient les herbages normands.
Serrano les avait quittés à Salamanque, après que Tristan eut obtenu sa promesse de retourner à Séville et de s’y informer du sort de Francisca. Il obtempérerait sans que le résultat de ses investigations parvînt jusqu’à celui qui les lui demandait.
« Mon seul espoir est que je sorte de sa vie, Serrano. Que je quitte son esprit et ses sens. Mais si tu la revois, dis-lui que je l’aimais ! »
Tristan suivait l’armée mélancoliquement. Le souvenir de la danseuse le hantait avec la même vigueur que lorsqu’il avait appris sa disparition. Il s’interrogeait d’autant plus souvent sur l’anticipation, par Francisca, de leur rupture, que toutes ses conjectures avaient été déjouées. Pas un mot, aucun regret, aucun regard ou mouvement d’adieu ; aucune larme, cette perle d’une âme en peine. Elle l’avait abandonné avant qu’il eût trouvé le moyen de la séduire. Il était le perdant d’un jeu dans lequel il avait mis beaucoup de son cœur et plus encore de sa patience. Le soir, allongé sur le sol rude ou dans des herbes qui ne l’étaient pas moins, il songeait à leurs étreintes, à leurs soupirs. Les rares torrents issus des sierras sur lesquelles avaient chu des pluies d’orage lui suggéraient les colères passées de sa Sévillane, les imprécations mystérieuses et prolongées qui roulaient dans une poitrine haletante et jusqu’à des pâmoisons qu’il avait trouvées parfois exagérées après qu’il eut goûté à l’exquisité d’un corps qu’il revoyait plutôt dans sa magique vénusté que dans ses danses, même lascives.
Il vivait aussi souvent qu’il le pouvait entouré par ses compères. S’il apparaissait aux conseils, c’était qu’il se devait d’y assister, mais il se souciait peu des hommes présents à toutes ces parlures et encore moins de la substance de leurs discours. Et pourtant, il eût pu s’étonner chaque soir ou chaque matin : Calveley et ses Anglais étaient toujours là, mêlés aux ricos hombres de Castille, d’Aragon et aux prud’hommes de France, sauf Bourbon, Beaujeu et les routiers de renommée sinistre. Guesclin semblait toujours commander à Henri. Pour se protéger du soleil, le Breton avait circonscrit sa tête d’un linge blanc, épais, gonflé sur le haut du crâne.
« Le voilà maintenant coiffé comme un Mahom ! » avait dit un jour Paindorge.
Calveley, qui semblait ne plus supporter le voisinage de Guesclin et ses gailles 140 sur l’impuissance et l’impotence du prince de Galles, s’était empressé d’ajouter :
« Certes, Édouard est malade 141 , mais lui, le Breton, c’est sa tête qui va mal. Il prétend qu ’il descend d’un Soudan barbaresque. C’est sans doute vrai. Voyez sa coiffe toute gonflée de sa hautaineté. Il ne lui manque que la sorgure (437) ! »
Et Audrehem d’acquiescer tristement : il en avait assez du Breton, lui aussi. Il redoutait de nouvelles batailles parce que, cette fois, les Anglais seraient les ennemis. Il affirmait qu’il lutterait jusqu’à la mort – ce qui ne serait que l’avancer de peu, vu son âge – car il se refusait à tomber au pouvoir des Goddons, surtout si Édouard de Woodstock les commandait. Sauf peut-être Guesclin, nul ne savait pourquoi il en avait grand-crainte.
Le 13 septembre, alors qu’Olivier de Mauny venait de s’y joindre, l’armée fut devant Leôn. Sans la moindre allégresse, la cité ouvrit ses portes au roi, aux chevaliers, aux capitaines. Quinze jours plus tard, ces hommes apprirent que le 23 du même mois, à Libourne, don Pèdre et le prince de Galles avaient signé un traité en vue d’une intervention armée des Anglais en Espagne.
On en sut davantage sur la fuite de Pèdre. Après s’être embarqué à Cadix, il avait trouvé un vent favorable. Sa nef, accompagnée
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