Les fils de Bélial
On avait peine à avancer dans les rues, surtout dans celles qui contournaient la tour Santa Maria et la cathédrale du même nom, sa voisine, pleine et débordante du fait de la présence du roi et de ses fidèles de longue ou fraîche date. Sur le parvis où s’étaient assemblés les pennonciers et gonfanoniers, quelques édiles plébéiens et des représentants du commerce et du change, des hommes d’armes empêchaient péniblement la foule d’aller troubler un office destiné à rassembler, sous les voûtes énormes, tous les privilégiés qui croyaient ou feignaient de croire à la permanence de la royauté nouvelle. Tristan fut ébahi par cette fleuraison de vêtements et de bannières brodés d’or et d’argent, parfois de pierreries, tandis que s’exhalaient de l’édifice immense les chants échevelés du Salve Regina. Il semblait qu’aux illuminations de l’intérieur répondaient celles de ces soies, satanins et velours et qu’à l’antienne à la Vierge, qui devançait singulièrement vêpres et complies, – le roi, murmurait-on, l’avait voulu ainsi – répondaient, sur le parvis, les cris des vierges que tous les mercenaires du prince n’avaient pu ni déflorer ni même toucher du regard.
Le cortège sortit. Dans l’ombre du portail aux figures figées, don Henri et Guesclin parurent côte à côte. Le premier souriait, l’autre rongeait son frein sans raison apparente : on l’ovationnait, lui aussi. Ils allaient chevaucher de rue en rue dans le papillotement de leurs habits rehaussés d’escarboucles et suivis d’une kyrielle d’armures portées par ceux qui voulaient attester que la guerre restait présente et que la liesse du moment n’empêchait pas qu’on s’astreignît au respect de ses lois.
Tristan vit processionner lentement, sous leurs emblèmes déployés, l’alcade et les échevins, quatre évêques et leurs caudataires. Ils précédaient Henri, couronné, Guesclin, Audrehem et ce qu’il fallait bien nommer la Fleur de la Chevalerie de France, puis les Anglais de Calveley, tous vêtus en bourgeois à l’inverse des précédents couverts de plates et de mailles. Derrière les prélats et magistrats des cités voisines marchaient les bourgeois de Burgos, puis les confréries de marchands, chacune avec son enseigne accrochée au portant d’une hanste 150 dorée, puis la communauté des métiers – tisserands, merciers, couturiers, chaussetiers, maçons, charpentiers, serruriers, chaudronniers. Venaient ensuite, psalmodiant, les congrégations en robe : prêtres, moines, chanoines de la cathédrale et le dais de cendal à houppes et glands dorés sous lequel quatre clercs enfouis dans une coule à cuculle pointue, portaient à l’épaulée une Vierge à l’enfant. Et plus loin, achevant le cortège, quatre almogavares soulevaient un pavois sur lequel figurait un Cid coiffé d’une cervelière, vêtu de mailles et brandissant une épée. La statue, fortement colorée de vermillon et de safran, semblait venir à la rescousse d’un roi aux chevilles d’argile. Et la foule riait de voir son idole. Au moins lui chaque jour, il avait été grand.
Le ciel demeurait menaçant, bien qu’on n’y perçut aucun grondement et qu’aucun éclair ne vînt en lacérer l’écume grise. Laissant Alcazar l’emporter, Tristan suivait, observant sur les côtés les visages des manants et au-dessus, les tentures accrochées aux fenêtres où se penchaient des têtes enjouées. Parfois, un enfant audacieux venait toucher son épée. C’était pour lui crier des insultes qu’il connaissait déjà : « Hijo de puta » ou « Puerco de Francés », et d’autres qu’il n’avait jamais entendues, mais sur la signification desquelles il ne pouvait se méprendre. On le haïssait. On les haïssait moins parce qu’ils avaient contribué au départ de Pèdre que parce qu’ils étaient des mercenaires doublés de sicaires ; des anathèmes innocentés par un Pape couard ou pusillanime, des malandrins apparemment invincibles.
Un émoi violent et poignant le saisit lorsqu’au retour, alors que le cortège débouchait sur le grand parvis devant ce molosse de pierre qu’était la cathédrale, il crut entrevoir dans la foule un visage connu. Une grande barbe blanche, des sourcils épais, neigeux, sous le bord d’une sorte de chaperon, un nez quelque peu arqué. Plus rien n’exista. Ses yeux s’embuèrent. Il n’entendit pas le magnificat chanté par un millier de voix
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