Les fils de Bélial
succédaient. On rapportait qu’ayant mis « l’affaire d’Espagne » en délibération dans son conseil, les plus sages de ses ministres avaient été d’accord pour qu’il fournît un asile à Pèdre. Ils l’avaient dissuadé de l’accompagner dans une guerre indécise afin de rétablir sur son trône un tyran avéré (444) . La princesse de Galles, la belle Jeanne de Kent, s’opposait aussi à ce que son époux secourût Pèdre. Elle connaissait l’affreuse histoire de la princesse Blanche et abominait son meurtrier. Mais Pèdre avait des amis et la guerre des adeptes : Chandos, Felton, l’ennemi juré de Guesclin, et la plupart des chevaliers anglais et gascons. Ils ne cessaient, disait-on, de décrire au prince l’expédition d’Espagne comme la plus extraordinaire occasion qu’il pût trouver de renforcer sa gloire et de s’immortaliser en rétablissant sur son trône un allié qui n’avait d’autre protection que la sienne. Édouard, que certains intimes commençaient à appeler le prince noir en égard à son caractère d’une méchanceté peu ordinaire, aimait à se sentir flagorné. Il se flattait lui-même avec délices d’être l’arbitre du destin de deux rois avant même d’empoigner le sceptre et la main de justice. Sa haine des Français lui faisait espérer de les voir derechef réunis contre lui afin de les écraser encore. Il désirait ardemment vaincre Guesclin, l’épouvantail. On disait qu’il avait dépêché un exprès 169 à son père, lequel, souhaitant voir augmenter les possessions de sa couronne, avait envoyé à ce fils prodigue un pouvoir illimité de faire ce qu’il jugeait à propos. Il joignait à sa bénédiction quatre cents lances et quatre cents archers menés par John, duc de Lancastre, un des frères puînés d’Édouard.
Bien que gros, hydropique, en mauvaise santé, le prince s’apprêtait à repartir en guerre. Toute la Guyenne avait été mise en branle pour lever des hommes et les pourvoir en armes et chevaux. Une incessante émulation animait les seigneurs. C’était à qui d’entre eux rassemblerait la plus belle compagnie et, au-dedans, les plus valeureux guerriers. Restait un seul point litigieux : comment entrerait-on en Espagne ? Le roi de Navarre avait promis à Henri qu’il empêcherait aux Anglais le passage sur ses terres. Maître absolu des gorges pyrénéennes, il pouvait, s’il le voulait, anéantir leur armée. Chandos et le captal de Buch qui le connaissaient bien ne désespéraient pas de le corrompre. Lors d’une négociation à Pampelune, ils avaient obtenu sa promesse de rencontrer le prince de Galles à Bayonne. Pèdre, présent à l’entrevue, lui ayant accordé tout ce qu’il souhaitait, Charles le Mauvais avait non seulement accepté que l’armée traversât son royaume, il avait décidé de joindre ses forces à l’armée anglaise.
« Et Guesclin ? » se demandait Tristan. On disait que si le marmouset du roi de France restait invisible, c’était qu’il s’était secrètement rendu à Barcelone, auprès de Pèdre IV d’Aragon. Le Breton y était demeuré quinze jours. Il avait trouvé son hôte fort refroidi pour les intérêts de don Henri et lui avait réchauffé le cœur. On racontait qu’étant parti ensuite pour la Langue d’Oc, il en ramènerait un millier d’hommes d’armes. Les meilleurs qui existassent. On les attendait. Un vent de souf france et de mort soufflait sur Burgos et son pourtour. Les ventas, posadas et paradores ne désemplissaient guère. Parfois, issu d’une fenêtre entre-close, des cris accompagnaient une chanson à boire : « Vive Enrique et muire Dam Piètre qui nous a été si cruel et si austère ! » Aucun capitaine, aucun soudoyer, aucun routier ne se méprenait sur l’imminence de la tuerie.
*
Le mercredi 10 février à midi, Lemosquet et Lebaudy, des chaudrons à la main et des besaces au cou, s’en allèrent, comme chaque jour, chercher les portions de nourriture pour la journée à l’une des cuisines installée à proximité de l’église de San Lesmes en voie de finition. Ils revinrent en hâte, poussés par le froid, et furent heureux d’extraire d’un sac de tiretaine supplémentaire une galette qui, selon Paindorge, eût pu auréoler la tête d’un des apôtres de la cathédrale. Les deux soudoyers l’avaient acquise, en se cotisant, dans une panaderia sous surveillance anglaise.
– Shirton était parmi ceux qui veillaient au grain, dit
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