Les fils de Bélial
haine a envenimé les esprits. Je sais que ce Guesclin est un fou sanguinaire. Que la malédiction du Très-haut soit sur sa personne !
Tristan acquiesça, reconnaissant qu’en lui les éternelles idées du bien et du mal avaient changé de sens depuis que la crapule de Brignais, agréée par le roi de France, avait été lavée, décrassée de ses énormités par le Pape, certes sous la contrainte, mais effectivement. La haine à lui aussi envenimait l’esprit. Il mesurait parfois avec un certain effroi combien il différait du Castelreng de Poitiers, de Brignais, Cocherel et autres lieux où il avait exposé son corps et sa vie à des ennemis de toute sorte. La disparition de Simon et Teresa changeait encore sa nature au point qu’il était prêt à saisir ce vieux Juif dans ses bras pour pleurer sur son épaule. Un Juif ! Étreindre un Juif !… Il en était là. Par la malice de Guesclin ou l’intercession divine ?
– Je ne puis, dit-il, vous consoler mieux, messire… si je n’y suis parvenu.
Le vieux drapier jeta un regard sur le chandelier à sept branches dont les flammes semblaient fléchir.
– Je vois, chevalier, que vos yeux sont brillants. Vous retenez des larmes et souffrez au point de pleurer encore.
– Oui, messire.
– Je n’oserais en douter. Dites-vous pour vous consoler que votre échec est le fruit d’une volonté supérieure. Un fruit pourri comme chacun des cœurs de votre armée chrétienne.
Joachim Pastor ajouta, voyant Tristan changer de visage :
– C’est dur pour vous d’ouïr cela, mais c’est d’une évidence limpide. Soyez mon restorier (441) . Soyez leur revancheur. Mettez-y le temps mais frappez à la tête. Que votre bras soit animé par une force terrible et qu’il ne faiblisse pas !
– C’est mon intention.
– Alors, mon ami, nous n’avons plus rien à nous dire.
Tristan acquiesça. Le vieillard avait raison : il devait précipiter les adieux pour éviter de prolonger une souffrance qui les eût fait gémir tout en annihilant le courage du drapier. Cependant, l’idée de le laisser à son désespoir lui était intolérable. C’était comme s’il l’allait abandonner sur une route effrayante sans pouvoir le prévenir des pièges et des embûches que Dieu ou Satan préparait à son intention.
– Allons, il est grand temps, chevalier…
Tristan soupira : doucement, d’un grand geste, on le congédiait. Il ne put s’empêcher d’exprimer le sentiment qui l’émouvait et l’endolorissait pire qu’une blessure :
– J’étais venu céans comme un ami malheureux ; je repars comme un parent… tout aussi triste et affligé.
– Le meilleur de vous même appartient toujours à mes enfants, mon fils. Vengez-les. Usez sans barguigner des cautelles 164 qu’en d’autres temps vous auriez désavouées. Il y a des hommes qui méritent qu’on les insulte, les provoque et les affronte droitement. Il y en a d’autres dont il faut débarrasser le monde par la meilleure des feintises… Même si je suis mort, je saurai que c’est fait.
Tristan s’inclina. Quatre pas et il fut sur le seuil de la salle. Il se retourna. Sur le fond verdâtre, illuminé de la fenêtre, Joachim Pastor se détachait comme une sombre et magnifique image de prophète. Une main coincée dans sa ceinture, l’autre lissant sa grande barbe de neige, les yeux clos, il semblait attendre son heure dernière, celle où son esprit recouvrerait la paix.
III
Janvier fut infiniment rude. Situé très en hauteur (442) dans un site quasiment nu et sévère, Burgos avait la réputation d’être exposé aux rigueurs d’un climat immodéré : les printemps et les étés s’y montraient brûlants, le reste de l’année, il y régnait une infinie froidure.
L’Arlanzôn dont les eaux grises contournaient la cité fut gelé sur toute la longueur de ses berges, elles-mêmes envahies des couches superposées d’un givre où de rares chevaux imprimaient de quadruples sur les sentiers infréquentés tandis que les oiseaux affamés, par paragraphes entiers, racontaient les tribulations de leur quête du gras et du grain, à peine moins stérile, selon Paindorge, que celle du Graal.
Pour éviter de rencontrer Joachim Pastor, Tristan persévéra dans sa volonté de vivre hors des murs. Quelques poignées de maravédis prélevés sur sa solde acquittée par un trésorier castillan plus triste qu’un inquisiteur, lui permirent d’acquérir
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