Les fils de Bélial
frère Sanche le bâtard et les autres. Je les ferai décoller car moult m’ont bien desservi ! !
Il y eut un silence où chacun aiguisa ses armes.
– Sire roi, dit le prince de Galles, je vous prie, au nom de l’amour et par lignage que vous me donniez et m’accordiez un don.
– Mon cousin, tout ce que j’ai est vôtre.
– Je vous prie de pardonner à toutes ces gens qui vous ont été rebelles. Il en serait de bonne courtoisie et vous gagneriez la paix de votre royaume… J’excepte Gomez Carillo. Je veux bien que pour celui-ci, vous, fassiez à votre volonté.
– Beau cousin, je vous l’accorde tout bonnement.
Il y eut un silence, puis des bruits de pas traînants tous ceux qui s’approchaient du roi maudit sentaient sur leur nuque la brûlure inextinguible d’un tranchant de hache ou d’épée. Paindorge se leva :
– Je ne crois pas, messire, à sa bénignité.
Allongé sur l’herbe aplatie par la bataille, Tristan écouta son ventre lui signifier sa faim. « Je suis menacé de mort, moi aussi. Édouard ne me pardonnera jamais de l’avoir captivé, même si je ne l’ai tenu à ma merci que le temps de l’effrayer. » Sa lassitude ne cessait d’augmenter. Il ouvrit les yeux à la première exclamation de son écuyer :
Pèdre baise Sanche et lui pardonne son mautalent !
– Ils n’oublieront ni l’un ni l’autre. Sanche trahira Pèdre.
– On fait mettre à part Gomez Carillo et Sancho-Sanchez Moscoso, le grand commandeur de Saint-Jacques 351 .
– Il serait étonnant que Pèdre les amnistie.
– Vous avez raison : des hommes les entraînent…
Tristan put entendre les cris qu’il avait imaginés :
« Indulto ! Indulto ! » la voix sèche de Pèdre : « Hijos de putas ! » et celle consternée de Paindorge : – On les a décollés.
– Pèdre jouit mieux ainsi qu’avec une femme.
– Une femme !… soupira Paindorge. Depuis le temps…
Tristan acquiesça d’un sourire. Reverrait-il bientôt Luciane ? Rien ne le lui laissait supposer. En avait-il d’ailleurs envie ? C’était la seconde fois, peut-être la troisième, qu’il s’interrogeait ainsi. Qu’il ne savait plus ce qu’il ressentait de véritablement intime hormis ce dégoût de lui-même et de la vie qui prenait semblait-il plus d’ampleur chaque jour. La guerre avait dispersé hors de son cœur et de son esprit ce qu’on trouvait partout dans les romans courtois. Comment était-elle déjà, son épouse ? Une peau blanche et mate, des cheveux blonds comme les blés en gerbe… Et après ? Au lit, point de réticences. Et ensuite ? Ensuite : rien. C’était folie, en vérité, que de vouloir démêler l’inextricable écheveau des remembrances.
– Si nous devons mourir, que ce soit vélocement !
– Rien ne me dit que nous mourrons, messire. Bon sang ! Je ne vous reconnais plus.
– Tu as raison, Robert.
Un fait paraissait à Tristan manifeste : il n’était ni le même homme ni le même chevalier sans qu’il eût deviné, de la guerre ou de l’exil, quel événement récent, autre que la menace de mort suspendue sur sa tête, l’avait précipité dans une espèce d’indifférence où, sous l’écorce d’un passé méconnu de son écuyer, le poids des souvenirs encore vivaces écrasait les velléités inutiles. Devait-il d’avoir changé à sa rencontre avec Rochechouart ? À l’illusoire et brève résurrection d’Ogier d’Argouges prolongée par la vision de Luciane, inquiète, à Gratot ? Luciane immobile en haut de la tour de la Fée, pâle et désespérant de le voir apparaître…
– Est-ce la défaite que nous avons subie qui me subvertit (522) ?
– Pourquoi non ? La victoire enivre et la déroute empoisonne.
– Je suis las, Robert, de cette guerre abjecte, de sa couleur, de son odeur, de ses cris de toutes sortes… Nous sommes des maléficieux sans que ceux qui nous ont vaincus soient des saints… Je me sens plein de fureur et de fiel. Mon sang n’a plus le même goût, la même odeur. Je le sens noir… Oui, tu l’as dit : je ne suis plus moi-même sans savoir celui que je suis devenu et la raison de cette mésavenance.
Il semblait, depuis quelques jours, qu’il ne vécût plus que par habitude ; qu’aucune étincelle ne pourrait revivifier les grands feux de son âme et de son corps. Il n’était présentement qu’un vaincu, un perdant que l’image décolorée de son épouse n’exaltait plus.
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