Les fils de la liberté
arbres. Puis-je emmener quelques femmes avec moi pour aller chercher de l’eau pour les malades et les blessés ?
Il transpirait abondamment. La laine rouge de sa redingote était noire sous les aisselles et la poudre de riz de ses cheveux s’était encroûtée dans les rides de son front. Il grimaça, m’indiquant par là qu’il ne voulait rien avoir à faire avec moi. Je me plantai devant lui et le fixai du regard. Il lança des coups d’œil autour de lui, cherchant quelqu’un vers qui m’envoyer, mais les trois officiers étaient entrés dans la cabane. Il haussa les épaules.
— C’est bon, allez-y.
Puis il me tourna le dos, surveillant la route où un nouveau convoi de prisonniers approchait.
Après un bref tour d’horizon, je rassemblai trois seaux et autant de femmes raisonnables, à savoir inquiètes sans être hystériques. Je les envoyai au ruisseau puis quadrillai le champ, établissant un rapide état des lieux. Autant pour refouler mon angoisse que parce qu’il n’y avait personne d’autre pour le faire.
Combien de temps nous garderaient-ils ici ? Si nous restions plus de quelques heures, il faudrait creuser des fossessanitaires. Toutefois, les soldats britanniques ayant les mêmes besoins, je leur laisserais ce soin. L’eau arrivait. Nous allions devoir nous relayer au ruisseau pendant quelque temps. Des abris… Je levai le nez vers le ciel. Il était brumeux de chaleur mais dégagé. Ceux qui tenaient sur leurs jambes aidaient déjà à déplacer les plus malades et les blessés à l’ombre des arbres en lisière du champ.
Où était Jamie ? Avait-il pu s’échapper ? Etait-il sain et sauf ?
Par-dessus le brouhaha des appels et des conversations anxieuses me parvenait parfois un grondement de tonnerre lointain. L’air lourd et humide me collait à la peau. Ils allaient devoir nous déplacer quelque part, dans la colonie la plus proche, mais cela prendrait sans doute plusieurs jours. Je n’avais pas la moindre idée du lieu où nous nous trouvions.
Avait-il été fait prisonnier lui aussi ? Si oui, l’emmèneraient-ils au même endroit que les invalides ?
Ils décideraient sans doute de libérer les femmes, pour ne pas avoir à les nourrir. D’un autre côté, les épouses refuseraient de quitter leurs hommes malades, du moins la plupart d’entre elles, préférant partager le peu de rations qu’on leur octroierait.
Je parcourus le champ à pas lents, effectuant mentalement un tri. Cet homme sur la civière ne passerait pas la nuit ; j’entendais son râle à six mètres. Soudain, je perçus un mouvement près de la cabane.
La famille, deux femmes adultes, deux adolescentes, deux enfants et un bébé, quittait les lieux avec des paniers, des couvertures et tout ce qu’elle pouvait porter. L’un des officiers les accompagnait. Il les conduisit à l’autre bout du champ et s’adressa à un garde, lui ordonnant sans doute de laisser passer les femmes. L’une d’elles s’arrêta au bord de la route et se retourna pour lancer un dernier regard à sa maison ; un seul. Les autres poursuivirent leur chemin en fixant un point droit devant elles. Où étaient leurs hommes ?
Où sont les miens ?
Je m’arrêtai devant un homme récemment amputé d’une jambe. J’ignorais son nom mais je reconnus son visage ; c’était un charpentier, l’un des rares Noirs présents à FortTiconderoga. Je lui souris et m’agenouillai devant lui. Ses bandages se défaisaient et son moignon suintait.
— Votre jambe mise à part, comment vous sentez-vous ?
Sa peau était gris pâle et moite de sueur mais il parvint à esquisser un faible sourire.
— Ma main gauche ne me fait plus mal.
En guise de preuve, il la leva et la laissa retomber lourdement comme une masse de plomb, n’ayant pas la force de la retenir.
— Laissez-moi arranger votre bandage. On vous apportera de l’eau dans quelques minutes.
— Tant mieux, dit-il en fermant les yeux. Ça me fera du bien.
Je glissai les mains sous sa cuisse pour la soulever. L’extrémité du bandage était tordue comme une langue de serpent et raidie par le sang séché et l’onguent. Ce dernier, un mélange de graines de lin et de térébenthine, était pâteux et imprégné de sang et de lymphe. Malheureusement, je n’avais d’autre choix que de le réutiliser.
— Comment vous appelez-vous ?
Il respirait avec peine. Moi de même, la chaleur lourde me comprimant la poitrine comme un étau.
— Walter. Walter…
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