Les fils de la liberté
l’avenir, avez-vous encore du laudanum ?
Son regard se fit plus aigu. Il avait des yeux remarquables, d’un gris pâle.
— Mais oui, répondit-il avec circonspection. J’en ai même un bon stock. Vous… euh… vous en avez besoin régulièrement ?
Sans doute se demandait-il si j’étais une opiomane. Cela n’avait rien d’inhabituel dans les cercles où le laudanum était facile à se procurer.
— Non, ce n’est pas pour moi, le rassurai-je. Je n’en administre à ceux qui en ont besoin qu’avec la plus grande prudence. Néanmoins, soulager la douleur est l’une des choses les plus précieuses que je puisse offrir à ceux qui viennent me trouver. Dieu sait que je ne peux pas toujours leur donner la guérison.
— Voilà une déclaration remarquable, madame. La plupart des gens de votre profession assurent pouvoir tout guérir.
— Que dit le dicton déjà… « Si les souhaits étaient des chevaux, nous serions tous cavaliers » ? Tout le monde veut guérir et tout médecin digne de ce nom souhaite trouver le remède adéquat. Cependant, bien des maux sont au-delà des pouvoirs du médecin et, s’il n’est pas toujours bon de le dire au patient, il vaut mieux être conscient de ses propres limites.
Il inclina la tête sur le côté.
— Vous le pensez vraiment ? Je ne parle pas uniquement du domaine médical mais en général. Admettre ses limites ne revient-il pas à les établir ? En reconnaissant qu’un objectif convoité est inaccessible, ne s’empêche-t-on pas de l’atteindre parce qu’on ne met plus en œuvre tous les moyens pour y parvenir ?
Je clignai des yeux, prise de court.
— Euh… en effet, répondis-je lentement. Vu sous cet angle, j’aurais tendance à être d’accord avec vous. Après tout… dis-je en agitant une main vers l’entrée de la tente, indiquant l’armée tout autour de nous, si nous ne croyions pas qu’il est possible d’accomplir des choses au-delà de toute attente, mon mari et moi serions-nous ici ?
Il se mit à rire.
— Bravo, madame ! Oui, un observateur impartial qualifierait sans doute cette aventure de pure folie. Et il aurait probablement raison. Mais ils devront quand même nous vaincre. Nous ne capitulerons pas.
Dehors, Jamie discutait avec quelqu’un. L’instant suivant, il entra dans la tente.
— Sassenach , tu pourrais venir jeter un coup…
Il s’interrompit brusquement en apercevant mon visiteur et, se raidissant, esquissa une courbette formelle.
— Monsieur !
Je me tournai vers mon hôte, surprise. La réaction de Jamie prouvait qu’il s’agissait d’un homme important. Je l’avais catalogué parmi les capitaines, voire les majors. L’officier lui répondit d’un signe de tête courtois mais réservé.
— Colonel. Votre épouse et moi discutions de la philosophie de l’effort. Qu’en pensez-vous… L’homme sage doit-il connaître ses limites et l’audacieux les ignorer ? Et de quel bord vous situez-vous ?
Jamie m’adressa un regard perplexe et je haussai discrètement les épaules. Puis il se tourna de nouveau vers le visiteur :
— A dire vrai, j’ai entendu dire qu’un homme « doit toujours viser plus haut. Sinon, à quoi bon le ciel ? ».
L’officier le dévisagea un instant avec surprise puis éclata de rire.
— Votre épouse et vous faites la paire, monsieur ! Des gens comme je les aime ! C’est magnifique. Vous souvenez-vous où vous avez l’entendu ?
Il l’avait entendu de moi, à plusieurs reprises au fil des ans. Il se contenta de sourire.
— C’est d’un poète, il me semble. Mais je ne me souviens plus de son nom.
— Quoi qu’il en soit, c’est un sentiment parfaitement exprimé. Je vais de ce pas l’essayer sur Granny… même si j’imagine qu’il va me regarder sans comprendre à travers ses bésicles puis recommencer à me tanner à propos du ravitaillement. Voilà bien un homme qui connaît ses limites ! Elles sont diablement circonscrites et il ne laisse personne les franchir. Non, le ciel n’est pas pour les hommes comme lui.
Il parlait avec humour mais il y avait une nette tension dans sa voix. Puis son sourire disparut et une vive lueur de colère illumina ses yeux gris. J’étais troublée. « Granny » ne pouvait être que le général Gates et cet homme devait être un membre mécontent du haut commandement. J’espérais que Robert Browning et moi ne venions pas d’entraîner Jamie dans de sales draps.
Je m’efforçai d’adopter
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