Les fleurs d'acier
point trop. » Et comme les cavaliers parvenaient devant cet homme, Blainville s’écarta de leur groupe, cédant la place au comte d’Alençon et à Charles d’Espagne. Les écuyers le dépassèrent eux aussi.
Un instant, le Normand fut seul et l’attention d’Ogier s’accrut.
— Ai-je la berlue ? murmura-t-il. Cela s’est fait si vélocement…
— Quoi donc, messire ? s’enquit Raymond.
— Non, je n’ai pas la berlue : il a salué ce… ce boiteux !… Et comme, ensuite, se sentant sans doute épié, il tournait la tête vers nous, il m’a semblé courroucé… Jamais Blainville ne s’abaisserait à saluer quelqu’un du commun !… Avez-vous vu, vous autres ?
— Non, dit Champartel.
Raymond se contenta d’un mouvement de tête.
— J’ai cru voir, dit Adelis, songeuse. Sa main a quitté la bride et s’est écartée en remuant à peine. Si c’était un salut, ce pouvait être aussi un reproche : « Toi !… Que fais - tu là ? Tu oses te montrer ! » Malgré ses habits, ce barbu a noble apparence. Il n’ose partir, dirait-on.
Le manant baissait la tête.
— Que faire ? demanda Thierry.
Ogier, derechef, prit conscience de tout ce que son entreprise comportait d’énorme et d’aventuré.
— Nous allons avancer. J’ai cru qu’il s’agissait de Godefroy d’Harcourt, mais je dois m’abuser. S’il était ici, le Boiteux se garderait de s’exposer !… Je l’ai vu pour la dernière fois voici six ans.
Ce barbu est grand comme lui ; il marche en clochant comme lui. Dommage que je ne puisse m’en approcher… Holà ! le voilà qui s’en va.
Il fallait décider.
— Adelis, confiez-nous Facebelle. Raymond, prends-en les rênes… Suivez ce manant, m’amie, sans qu’il ne vous remarque. Vous verrez bien où il vous mènera… Ensuite, errez dans Chauvigny : la cité n’est pas grande. Nous n’y connaissons personne hormis Briatexte et ceux qui viennent de passer… Si vous revoyez Blanville, essayez de savoir où il va… De même pour Briatexte… S’il doit y avoir un complot, les conjurés se réuniront un certain jour quelque part… Il nous faut apprendre où et quand.
Adelis acquiesça :
— Tout cela me paraît simple, mon frère… Mais où vous retrouverai-je ?
— Isabelle, puis Briatexte nous ont parlé d’une hôtellerie à l’enseigne de l’Âne d’Or… Cherchez-la comme nous la chercherons… Nous nous retrouverons devant… Pour ma part, en cheminant dans la cité…
Ogier s’interrompit : un gros presbytérien couvert d’une bure douteuse, passait, les mains crispées sur son crucifix. Non ! Non ! Il n’allait pas se mettre à entrevoir partout des gens de connaissance. Il poursuivit :
— … je trouverai bien le meilleur moyen d’entamer notre quête… Le moindre signe est plus précieux qu’un denier d’or…
— … qu’on aurait perdu dans une meule de fourrage !
Adelis allait s’éloigner ; Ogier la retint par le coude et voulut la louanger pour sa robe, son maintien, sa « noblesse » si bien portée. Les yeux doux, attentifs et quelque peu moqueurs, l’en empêchèrent.
— Soyez prudente !
— Je me garderai bien, mon frère, n’ayez crainte.
*
— J’aurais dû la compagner, dit Raymond.
Il paraissait indigné. Nul doute qu’Adelis exerçait sur lui un indicible empire bien qu’il eût pressenti de quelles ténèbres elle s’était délivrée.
— Elle saura se mouvoir dans la foule. Je lui fais confiance… Allons, compère, tu me connais ! Tu sais que je n’oserais l’exposer à n’importe quel danger.
C’était la vérité, toutefois le comportement inattendu de Raymond et son regard hostile venaient de semer dans l’esprit d’Ogier quelques grains de malaisance. Malgré son âge et son entendement, se pouvait-il que ce compagnon si courageux fut sujet à des peurs juvéniles ?
— Rassure-toi.
Pour le moment, dans cet homme immobile, rien ne subsistait de solide. Il avait abandonné sa force droite, fraîche, pétillante. D’indispensable, il s’était rendu encombrant.
— De toute façon… commença-t-il.
Son soudain silence fut souligné par un geste lent, comme alourdi de fatalité.
L’inquiétude qu’il ne cachait pas valait plus de respect, pourtant, que de moquerie. Adelis méritait qu’on s’inquiétât pour elle. Qu’elle eût inspiré au sergent une tendre sollicitude suffisait pour qu’on prît ses craintes au
Weitere Kostenlose Bücher