Les fleurs d'acier
aussi, en leur absence, m’adjuraient de devenir leur chapelain !… J’ai tenu bon… Eh oui, tu peux te réjouir encore. Plus de deux cents jours et deux cents nuits de cachot solitaire… Le froid, la faim, la soif, les poux et flaireurs répugnantes ; un peautre si étroit que j’y dormais fort mal… Au début, j’attendis le secours céleste, et j’ai compris que je déméritais de Dieu… J’ai prié, prié, prié…
Les mains grasses serrèrent fermement le crucifix.
— Mes forces ont baissé, mon esprit est devenu moins hardi… Levius fit patientia. Quidquid corrigere est nefas… Tu le sais, Ogier…
— Oui, saint homme : la résignation allège tous les maux auxquels il n’est pas permis de remédier… Alors, vous vous êtes converti au mal… Converti débonnairement, frère Isambert… Vous aviez tourné le dos à vos ouailles !… Vous avez préféré le démon à…
— Non ! Non ! J’étais malade… au seuil du trépas… Mon estomac ne retenait plus rien. Mes boyaux se vidaient… Je souillais mon cachot… Mes frères en religion sont alors apparus et m’ont, l’un et l’autre, montré la voie de la raison… Huguequin d’Étreham et Adhémar de Brémoy…
— Deux indignes !
— … sont venus me voir après ces mois de jeûne desséchant…
— Ce sont des suppôts du diable ! Devant la chapelle du château de la Broye, ils ont préparé mon père à subir le bourreau. Ils mourront !
— Non, Ogier. Non : ils sont partis pour l’Espagne.
— Eh bien, j’irai un jour et je les châtierai.
Ogier s’interrompit : il se courrouçait vainement. Frère Isambert passant à Blainville ! Frère Isambert le pieux, le vertueux, l’affable, asservi aux pires ennemis des Argouges ! Frère Isambert transigeant avec ces malfaisants et souillant le Ciel dans leur enfer !… Cet homme-là, funèbre et florissant, soulevait en lui une aversion plus violente encore que celle qu’il éprouvait envers Étreham et Brémoy.
Se sachant condamné sans espérance d’absolution, Isambert plaida tout de même :
— J’ai suivi le destin de Blainville par force, nullement par désir ou nécessité. Je n’ai jamais quitté son manoir pendant deux ans. J’y étais comme emprisonné.
— Geôle pour geôle, vous eussiez mieux fait de rester à Gratot !
Frère Isambert secoua la tête, éparpillant sa sueur sur son froc. Une mouche se posa sur sa tonsure ; il l’écrasa prestement puis, frottant ses doigts à sa bure :
— Je comprends ta sévérité. Sache-le : côtoyer ces malandrins m’était… odieux… Je me suis cantonné aux messes, sacrements… accomplis du bout des mains, du bout des lèvres. J’avais honte. Ramonnet, Blérancourt et les autres me tenaient sous surveillance… Voici deux ans, Blainville m’a prié de le suivre en Poitou, à l’occasion des liesses qu’on donne ici chaque année… J’ai retrouvé frère de la Garnière, que je t’ai présenté. Il connaît Blainville depuis longtemps et semble avoir sur lui un certain pouvoir. Il a obtenu que je vive à Chauvigny, et c’est ainsi que je me suis trouvé délivré d’une sujétion… malheureuse… Et maintenant…
Isambert s’apprêtait à conclure ; il se reprit pour avouer qu’il avait du remords mais que Dieu serait son seul juge.
— Je n’en disconviens pas, dit Ogier. Avez-vous vu ces jours-ci, saint homme, quelques-uns des barons, comtes ou vavasseurs qui, au bon temps de mon père, s’en venaient souvent à Gratot… à commencer par Godefroy d’Harcourt ?
Avant que les paupières épaisses ne se fussent closes, Ogier avait entrevu, mince et prompte, une lueur de gêne dans les prunelles bleues.
— Personne… Qui voudrais-tu que j’aie rencontré… à part toi ?… Je sais que le Boiteux a trouvé refuge en Angleterre.
Ogier se pencha ; son visage fut si proche de celui du clerc qu’il eût pu en compter les rides :
— Doutez-vous que je suis Ogier d’Argouges ?
Le regard d’Isambert s’amenuisa, sous ses cils poisseux et gris, jusqu’à devenir aussi plat qu’une lame :
— Tu ressembles davantage à Luciane qu’à Godefroy. Je doute que Blainville puisse te reconnaître. Je ne te trahirai pas, tu t’en doutes ! Et sache aussi que je plains ta pauvre mère et vais prier…
— Elle n’a nul besoin de vos oraisons, mais moi, il me faut votre aide.
— Pour quelles intentions ?
La crainte ou le remords du moine agissant,
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