Les fleurs d'acier
n’interviennent. Il les a pris, depuis, à son service : Huguequin d’Etreham et Adhémar de Brémoy.
— Les suppôts de Satan !… Dussé-je, Père, offenser Dieu, ceux-là aussi subiront ma vengeance !
Les sueurs de la fatigue et de la fureur inondaient Ogier. Le poids de son armure lui devenait insupportable.
— Qu’ils soient maudits ! reprit Godefroy d’Argouges. Ce soir-là, dans les lueurs des flammes, j’ai reconnu Ramonnet… Et Eudes, le damoisel qui chaque nuit, dans ma geôle de la Broye, venait me malmener pour m’interdire le sommeil… Eudes de Blérancourt, souviens-t’en !… Nous avons voulu secourir Anquetil, sa femme et son gars dont les cris nous perçaient les oreilles. Moult volées de sagettes nous en empêchèrent. Lecrosnier, Dadure et Joubert en sont morts. D’autres ont été petitement atteints. Ils m’ont quitté le lendemain, sous les huées de nos serviteurs fidèles.
Ogier compatissait. Et s’impatientait. Il était grand-temps qu’il vît sa mère et sa sœur. Pourquoi, d’ailleurs, ne se montraient-elles pas ? Certes, elles ne pouvaient savoir qu’il s’agissait de lui puisque, même pour elles, il était trépassé. Et les hommes d’armes ? Ce n’était pas à Godefroy d’Argouges de faire ainsi office de portier et de l’aider à desseller Marchegai. Veillaient-ils tous, invisibles, dans les tours ? Pourquoi l’un d’eux ne descendait-il pas ? Les visiteurs, ici, devaient être rares…
— … et il me reste, Ogier, deux vaches maigres et un taureau… Le reste du bétail que tu connus si nombreux ?… Au printemps dernier, ils ont égorgé mes moutons… avec Landry et Baudequin qui les gardaient en armes.
— Est-ce possible ? s’étonna Bressolles.
Godefroy d’Argouges sourit au maçon, bien que cette indulgence légère ne semblât destinée qu’à lui-même :
— Je dois subir. Il n’existe aucune autre issue… J’étais un chevalier de grande renommée ; depuis cinq ans, je ne vaux guère mieux, pour la bonne gent de Coutances et d’ailleurs, que les linfars [104] qui m’assaillent. Ma vie ayant été menacée chaque fois que j’ai franchi ce pont-levis, je demeure emmuré céans… Vous voyez : j’ai même appris la couardise !
Dans cet homme maigre, morne, dont Saladin flairait les houseaux crottés et les chausses, Ogier sentit palpiter quelque chose d’indéfinissable. Non pas de la haine mais, mêlée à la désespérance, une volonté féroce de se revancher licitement. Il savait cependant qu’il n’en possédait ni la possibilité ni la force.
— Messire, dit Thierry, ne voyant aucun soudoyer autour de nous, dois-je penser que vous n’en avez plus ?
L’écuyer venait de desseller Veillantif ; il souriait pour communiquer sa confiance à cette épave humaine appuyée sur la cuisse immobile de Marchegai.
— Je vis parmi un petit nombre de fidèles prêts à tenir l’arc ou l’épée s’il le faut… Il y a des hommes, des femmes, des jouvencelles… mais plus d’enfants. Le reste de ma mesnie s’en est allé je ne sais où !
— Ma sœur… ma mère… dit Ogier.
Il n’en pouvait plus d’attendre. Rien de ce qu’il avait souhaité ne se passait. Qu’importait que sa mère eût vieilli ! Il fallait qu’il la vît !… Il fallait qu’il vît Aude ! Quel soulagement et quelle joie au moins pour elles de le savoir vivant et apte à les défendre !
— Croyez-moi tous, messires, et vous, dame Adelis : il faut m’aimer beaucoup pour demeurer chez moi.
— Mais, Père… Tous ces gens, ces voisins qui vous connaissaient bien… Tous ces bourgeois, ces échevins et ces manants que vous avez conviés à votre table ?… Tous ces seigneurs qui sont venus céans courir des lances… Et pour ma mère, toutes ces gentes dames qui…
Encore un sourire prompt et amer et une voix qui se mouillait :
— Rien… Plus rien… Menaces de Blainville ou non : nous sommes seuls, abandonnés.
— Bon sang, Père ! Aucun homme en cinq ans n’est venu vous assurer de son attachement ? Aucun des seigneurs que vous avez tant côtoyés et conjouis n’est venu vous dire : « Je suis sûr de ton innocence » ? Pas même le chevalier au Vert Lion ?
— Robert Bertrand de Bricquebec et tous les barons que tu connus me croient responsable de la déconfiture de l’Écluse. Aucun d’eux n’a voulu comprendre que si j’étais resté en vie, c’était parce que ma trahison
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