Les fontaines de sang
d’assister ?
C’était décidément trop gros. Bagerant demeurait inchangé. Mensonge et vérité se mêlaient chez cet homme qui pouvait servir aussi bien Dieu que le Diable et trahir le premier au profit du second.
Tristan, morose, décida de clore un échange susceptible de dégénérer. D’ailleurs, il ne savait vers qui tendre l’oreille. Bagerant ? Non. Guesclin qui parolait toujours ? Ogier d’Argouges qui lui disait… quoi ? Il était plongé dans une sorte de torpeur et sentait sa lucidité s’émietter. Dans ce gros repaire de la canaille et malgré la présence de son beau-père et de Paindorge, il se sentait esseulé, glacé, menacé. Jamais il ne pourrait supporter le compagnonnage de cette fripouillerie sur laquelle Calveley semblait avoir régné par la voix et par l’épée avant d’abandonner ses pouvoirs à Guesclin.
– Buvons, messires ! s’écriait le Breton. Buvons au roi Charles ! Buvons à Henri de Trastamare ! Buvons au roi d’Aragon !… Buvons à nos dames ! Buvons à celles qui nous attendent dans l’espérance ou dans l’effroi ! Buvons à nos trésors et, j’oubliais : buvons au Pape qui nous couvrira d’or pour peu que nous l’allions émouvoir sur son saint siège !
Guesclin saisit un gobelet et le leva pour un los adressé sans doute à Calveley, mais celui-ci parlait à Ogier d’Argouges.
– Messires, par Notre-Dame de la Motte-Broons, il parait que le vin d’Espagne est vermeil comme le premier sang d’une vierge !
Naudon de Bagerant empoigna un ciboire. La calotte tomba et roula sur le sol.
– Ah ! dit-il, une vierge… Offre-m’en, Bertrand, autant que tu voudras ! Offre-m’en une armée !… Peu m’importe à moi qu’elle soit Juive ou More, et que sa chair soit blanche, brune ou ténébreuse… Un con est un con !
Il but goulument dans le vase sacré. Guesclin lui tapota l’épaule :
– Je satisferai tes désirs au-delà de tes espérances.
Comme après ce serment un silence régnait, on entendit quelqu’un vomir. C’était Paindorge.
*
Étaient-ils loyaux ? Ne l’étaient-ils pas ? Le seraient-ils lors des jours à venir ? Les anciens ennemis se congratulèrent. Guesclin loua la vaillance de Calveley et le clerc Béranger, subitement présent, chanta les laudes de la charogne pour se prémunir, sans doute, des atteintes dont étaient victimes les gens d’Église qui, parfois, tombaient au pouvoir d’icelle. On allait occire et meshaigner les Mahoms et les Juifs. Au nom de Dieu, on épurerait l’Espagne de cette abominable pendaille !
Calveley convia Guesclin, Bourbon et les prud’hommes à un régal auquel Tristan, son écuyer et son beau-père refusèrent d’assister, excipant d’une fatigue dont l’hercule anglais ne fut pas dupe. Ils allèrent avec leurs soudoyers planter leur pavillon assez loin du camp des routiers, mangèrent une partie du contenu de leurs bissacs et instituèrent un tour de veille par paire d’hommes pour plus de sécurité : il fallait protéger les armes et les chevaux, particulièrement Alcazar qui pouvait susciter de nombreuses convoitises. Tristan s’adjoignit Yvain Lemosquet ; Paindorge, Lebaudy et Ogier d’Argouges, Jean Lemosquet.
Comme naguère à Brignais, la nuit flamboyante et tumultueuse fut criblée de cris de femmes.
– La riole 205 était partout, dit Tristan à son beau-père quand il le rejoignit et s’étira dans le froid de l’aube. Je n’ai pas dormi.
– Hé oui, mon gendre. Je ne serais point ébaubi que nos prud’hommes s’en soient donnés à cœur joie avec l’élite de ces galfâtres ! Certains se laisseront corrompre à plaisir.
– Je croyais Calveley différent.
– Les hommes changent. L’âge en modifie le corps et la raison. La guerre les corrompt. L’or et l’argent indûment pris et détenus infectent leur âme. Regarde qui vient nous voir !
C’était Naudon de Bagerant, tête nue, vêtu d’un court paletoc sombre. Les mailles de son haubergeon débordaient des manches et des pans du vêtement. Il souriait de ce sourire mince et penché dont Tristan connaissait la signification.
– Il va nous touiller l’esprit, dit-il entre ses dents.
Et le routier fut là :
– Bien dormi, compagnons ?
– Sans doute mieux que toi, dit Tristan. Quelles mauvaises nouvelles nous apportes-tu ?… Et tout d’abord, quand partons-nous ?
– À la remontée 206 .
– Pourquoi, viens-tu nous voir ? dit Tristan
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