Les fontaines de sang
décontenança les malandrins les plus endurcis : il était venu seul. Tristan, Ogier d’Argouges et quelques chevaliers vergogneux de voir rançonner un Pape refusèrent de suivre Breton, bien qu’il les y eût invités.
– M’offrirait-on un seul écu de ce trésor, confia le comte de la Marche à Ogier d’Argouges, que je le refuserais… Audrehem n’aura pas mes scrupules. Il flaire l’or et l’argent comme un veautre les fumées des cerfs ! Quand l’envoyé du Saint-Père fut à cent toises, sur chemin du retour, Guesclin montra aux Bretons et aux milliers d’autres croisés qui l’entouraient la pyramide de coffres et le parchemin scellé attestant d’une solution unanime. Un hurlement si tempétueux qu’il dut se propager au-delà du Rhône, salua sa malignité -Audrehem, réjoui, nomma sa fermeté d’âme.
– Je l’en croyais dépourvu, dit Tristan.
Le Petit-Meschin entra dans le cercle du trésor. Il se frottait les mains sans que le froid les lui eût engourdies.
– Nous guerpissons, j’espère, après le partage ?
Guesclin sourit, croisa les bras, tapa du pied :
– Non, compère. Nous demeurons.
Il désigna les coffres :
– Cela, c’est votre part. Il y manque la mienne.
Se penchant, il dit quelques mots à l’oreille du routier qui ne tarda pas à acquiescer, puis à s’ébaudir.
– Tu as raison. Mais quand l’iras-tu trouver ?
– Cette nuit… Et je veux quelques embrasements. Si rien n’est plus… éloquent qu’un bon feu, rien, compère, n’est plus disert qu’une bonne douzaine…
Le soir, autour de Villeneuve, le ciel s’empourpra sans que les feux de camp y fussent pour quelque chose. On ne vit pas Guesclin errer parmi les tentes et il n’apparut pas à la table des chefs. Le lendemain, il était le premier debout – s’il s’était couché. Orriz, Hénaff et Lanvellec – deux des trois chevaucheurs du sacre – se réjouissaient avec leur chef. Il y avait devant le pavillon des Bretons un bouge 258 vide.
– Tu l’as vu ? demanda le Petit-Meschin au sortir de la tente voisine.
– Certes !… Son… urbanité m’est allée droit au cœur… Tu vas voir avec Bourbon, Audrehem et quelques autres comment partager… Je veux de l’équité, maintenant !… N’oublie pas que nous sommes lavés de nos péchés !… Agis et agissez en honnêtes hommes.
– Partons-nous sitôt le partage ?
– Demain. J’en suis marri car ce Pape avaricieux mériterait de souiller ses braies quelques jours encore !… J’aimerais en flairer la puanteur jusqu’ici !
Ayant senti dans son dos un regard vif, pénétrant, Guesclin se retourna :
– Ho ! toi, que fais-tu là ?
Cette question s’adressait à Lionel qui, passant nonchalamment, son arbalète sur l’épaule, s’était immobilisé un moment.
– Je… J’estampais 259 …
– Va rejoindre tes gars du Pierregord… Je ne te veux pas dans mes jambes.
Il y avait, dans cette injonction, une familiarité dont Tristan fut à peine surpris : le Breton et l’arbalétrier se connaissaient. Depuis quand ? Un fait était certain : le mot Pierregord avait fait tressaillir Ogier d’Argouges.
– Non ! Non ! se dit-il à lui-même. C’est impossible.
Tristan n’osa interroger son beau-père, mais Paindorge fit un geste qui indubitablement signifiait : « Il souffre. » D’un clin d’œil, Tristan l’approuva.
*
Quittant les murs de Villeneuve, ils s’étaient glissés entre deux rangs de chevaux à l’attache. La plupart avaient relevé leurs naseaux plongés dans le fourrage pour les regarder passer ; les autres s’étaient montrés indifférents à leur présence. Des gardes et des palefreniers les avaient observés. Aucun ne les avait salués, ne reconnaissant en eux des chevaliers du roi. Maintenant, un appuyé au parapet du pont Saint-Bénézet, l’autre assis dessus, ils regardaient l’éperon d’une pile moussue fendre le Rhône. L’eau ténébreuse, moirée d’argent, bruissait avec une espèce de rage. Sur la rive, parmi des chardons et des ronces auxquelles la nuit s’accrochait, quelques oiseaux piottaient ou chantaient encore.
– Je sais qui est Lionel.
Tristan sauta sur le pavement et s’accouda auprès de son beau-père. Il n’osait dire un mot. Cette certitude brusquement avouée ne pouvait l’ébahir. Avant même que Guesclin eût interpellé l’arbalétrier pour lui enjoindre de retrouver ses compères du Pierregord, il
Weitere Kostenlose Bücher