Les fontaines de sang
apostolique réunie à son intention en pleine nuit. Qu’il avait accusé les évêques d’avoir imposé aux Avignonnais une capitation volontaire pour nous offrir sans barguigner ces coffres pleins de florins qui, vides, brûlent maintenant devant le logis du Breton comme s’il en voulait effacer jusqu’au souvenir…
– Ensuite ?
– Le Breton a baisé les pieds du Saint-Père. Il y fut obligé, sans quoi, pas d’audience…
– Il eût baisé son cul pour avoir un florin !
Tristan se sentit approuvé par son beau-père et par Paindorge. Les trois soudoyers se contentèrent, par un « Oh ! » , d’exprimer leur surprise ou leur réprobation.
– En tout cas, messire, reprit Paindorge, il prétend avoir eu avec Sa Grandeur un entretien secret après lequel il fut congédié avec des démonstrations de bienveillance très extraordinaires. Le Pape lui donna sa bénédiction…
– Quand on a levé l’excommunication des pires linfars 263 de la terre, il doit être aisé de bénir l’un d’entre eux. Est-ce tout ?
– Non, Calveley a dit à Shirton qui vous cherchait pour vous le répéter, que le Saint-Père sait que le roi Pèdre, à force de prières et de menaces, a fait de Charles de Navarre son allié : celui-ci s’est obligé à servir le roi de Castille de ses forces, de ses finances et de sa personne.
– Sa personne, non, dit Tristan. Il n’a jamais fait la guerre, laissant ses frères conduire celles qu’il avait décidées. Jamais nul ne l’a vu au cœur de ses armées.
Le vent nocturne souffletait maintenant les arbres, les chevaux et les hommes. Il allait falloir se coucher, laisser le soin aux soudoyers de choisir leur tour de veille et décider qui les assisterait.
– En tout cas, messire, dit Paindorge, cette perfidie du Navarrais semble avoir jeté le roi d’Aragon dans une étrange perplexité, attendu que don Pèdre, aussitôt son traité conclu avec le Mauvais, a pénétré en Aragon et y a déjà conquis plusieurs places… de sorte que le roi d’Aragon est entré par contrainte en négociation avec un Pèdre victorieux qui a obtenu son consentement à tromper Henri de Trastamare par un faux accommodement dans lequel il serait compris ; qu’on l’attirerait ainsi dans un lieu convenu où il serait arrêté et remis à don Pèdre… Mais le Trastamare a déjoué ces desseins… Pèdre s’en est pris au roi d’Aragon. Il l’a attaqué plus violemment que jamais, ce qui a contraint celui-ci à se mettre sur la défensive et à adresser à Guesclin, par le truchement du Pape, des messages qui l’implorent d’accourir à son secours.
– Et nous allons partir ?
– Le Breton veut que ce soit demain, après avoir ouï la messe, dit Jean Lemosquet.
– Au moins, ajouta Yvain, son frère, nous allons faire tout de même œuvre utile.
Lebaudy tressaillit comme si quelque frelon venait de le piquer :
– D’après ce que j’ai appris autour des feux, Pierre d’Aragon ne vaut pas mieux que Pèdre de Castille ! Il est aussi malicieux, aussi cruel… Il y a des Aragonais parmi nous. Ils assurent que pour punir quelques rebelles, il leur a fait boire une coupe d’airain en fusion. Cet airain provenait de la cloche qui les appelait à se réunir (535) .
– Bon sang ! fit Tristan. Que sommes-nous venus faire en compagnie de malandrins abjects, pour guerroyer contre un autre malandrin et ses aides, avec pour alliés, un Trastamare qui n’est qu’un fredain 264 d’une espèce couronnée, et un roi d’Aragon qui semble un fils de Belzébuth… Que sommes-nous venus faire ?
Il criait presque, possédé par une fureur dont il sentait les vibrations jusqu’au bout de ses doigts. Se tournant vers son beau-père, il attendit une réponse aussi forte que sa question. Or, il s’étonna que la voix qu’il connaissait si bien dans le courroux, la confidence ou la gaieté fût tout à coup aussi frêle que la brume exhalée par une bouche crispée :
– Ce que nous sommes venus faire ?… Mais, Tristan, tu le sais. Nous le savons tous. Nous allons nous faire maudire de Dieu et des saints. Nous allons poursuivre ou achever notre destinée.
*
Lorsque l’armée repartit, le lundi 24 novembre, des feux brûlaient encore. Des carcasses et des ossements d’animaux, des rebuts de mangeaille, des vomissures et des excréments jon chaient outre le sol des rues de Villeneuve, les champs proches de la ville.
Le soleil brillait, avivant l’éclat
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