Les fontaines de sang
s’apprêtait à sortir.
– Mon cheval ! Ma bandera !… Vamos a ver 328 ! Une fois en selle, la bannière de Castille en main, le frère soudain bien présent galopa vers un monticule d’où sans doute on pouvait voir Calahorra tout entière.
– Il est roi ! s’égosilla-t-il. Castille ! Castille au roi Henri ! À Burgos ! Burgos !
D’un formidable coup, la bannière se planta dans le sol, et le vent froid en dirigea les plis vers le chemin de Burgos tandis que les douze mille témoins de cette confirmation furibonde vociféraient leur joie.
– Avez-vous vu comme il était rouge ? J’ai bien en qu’il allait tomber mort de popolésie 329 .
– Oui, mon gendre : il était joyeux et… rubicond. Mais, pourrais-je dire, c’est son frère qui l’a franchi.
– Allons rejoindre nos compères.
Des cris retentissaient sous la tente. On exultait. Cette guerre était déjà présentement gagnée. Le soir, Shirton rendit visite à son ami Argouges :
– Le roi Henri, dit-il, s’est prodigué en largesses. Pierre IV avait fait votre Bertrand comte de Borja et de Magallon au détriment de Calveley. Henri, à ce qu’on dit, va le faire duc de Trastamare et roi de Grenade.
– Voilà en vérité qui ne lui coûte rien… à moins qu’Henri ne veuille que le Breton s’en aille conquérir Grenade !… Mais avec qui ? Pèdre a fait occire Blanche de Bourbon. C’est un casus belli où nous sommes entrainés, dirais-je, malgré nous, mon gendre et moi, mais que nous acceptons sans broncher, car rien n’est pire que le meurtre de cette princesse par ce malandrin couronné… Cependant, les Mores ne nous ont rien fait. Pas plus que les Juifs… Je crois que si Bertrand veut régner sur Grenade, il lui faudra tout seul en saisir la couronne.
Tristan approuva son beau-père. Il frissonnait : le froid d’un hiver qui semblait resurgir et l’incertitude de vivre. Il pressentait, qu’il allait falloir tirer l’épée. Où et contre qui ? À le juger équitablement, le sacre singulier auquel il venait d’assister lui paraissait un fait de minime importance. Désormais, cependant, Henri et son armée pouvaient se considérer comme légitimement en guerre contre le despote. Parfois, il imaginait ce qu’avait dû être l’existence de Pèdre en sa jeunesse prime quand, fils de roi et de reine et authentique héritier, il lui fallait endurer sans broncher les sornes, les bourrades, les va- te-laver 330 et les insultes des bâtards de son père : Henri, Fadrique, Tello, Sanche, Diego et Juan. Il concevait qu’il eût nourri jour après jour sans défaillir l’envie de se revancher. Il comprenait que cette intention fût devenue effective, mais sa compréhension des sanglantes vengeances cessait au meurtre de Blanche… Blanche qu’il avait accompagnée jusqu’à Puylaurens avant qu’elle ne passât en Espagne. Blanche dont peut-être il s’était épris. L’amour avait-il affleuré l’admiration qu’il avait éprouvée pour cette jouvencelle ? Ce sentiment fané, mais persistant, justifiait sa présence dans cette armée de truands dont Guesclin devenait chaque jour le maître incontesté sans qu’aucun prud’homme de France ne s’en montrât consterné ou courroucé.
Qu’adviendrait-il d’une pareille multitude ? Le Breton avait la vaillance et la ténacité en estime à condition qu’il n’en ressentît aucun mésaise. Ce qui lui importait dans cette guerre comme en toutes – mais plus particulièrement en celle-ci -, c’était moins les raisons pour lesquelles il y participait que ses nombreux bienfaits : l’occision des adversaires, surtout s’ils étaient Juifs ou Mores, les femmes livrées aux stupres 331 des hommes, les roberies, la farouche danse des flammes. Commandant suprême – ou presque -, riche d’écus et d’espérances inavouables, indifférent aux conseils, admonitions et supplications d’où qu’ils vinssent, abruti de pouvoir comme un tyran de Rome, jusqu’où pousserait-il sa malfaisance innée ?
*
Dénia, Tello et Guesclin avaient donné le branle :
« À Burgos ! À Burgos ! »
L’armée les suivit, précédée d’une vingtaine de hérauts dont la tâche consistait à demander avec instance aux cités ouvertes à don Pèdre de s’ouvrir à don Enrique. Aucun bourg fortifié n’hésita pour entrebâiller une de ses portes afin que ses notables pussent en remettre la clé au nouveau suzerain. On en vit certains empressés à
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