Les fontaines de sang
persécutent et la saignent… Les Mores qui les observent, qui nous observent, vous les Francs destructeurs et nous les Juifs apeurés, doivent s’ébaudir bien fort au creux de leurs mahomeries !
– Mais vous, le Juif, et moi, le gentil, nous estimons à merveille !
C’était une conclusion inespérée. Teresa ne retint pas un rire clair auquel se mêla celui de son grand-père.
La jouvencelle prit congé. Tristan allait se lever ; le drapier le retint d’un geste :
– Demeurez, mon ami. Il faut que je vous parle. Reprenez de ce Valdepenas.
– Volontiers…
La femme âgée qui, tout au long du repas, avait apporté les plats, apparut pour desservir. Joachim Pastor, en hébreu, lui intima de se retirer puis, revenant à son hôte :
– Vous avez deviné le train de ma maison : riche, mais point trop. Aucune comparaison n’est possible avec un drapier de chez-vous, Etienne Marcel, dont on dit, chez les drapiers d’Espagne, qu’il aurait trahi Dieu pour habiller le diable… Je vends des étoffes qui sortent de mes ateliers de Burgos et de Morella où les tisserands ont accueilli parmi eux un croyant que chez vous on surnomme un Parfait : Belibaste…
Tristan avait eu connaissance de cet homme-là par son père. Il savait qu’on l’avait brûlé comme hérétique à Villerouge-Termenès.
– Je n’ai jamais fait d’autre commerce que celui d’aller chercher les laines et le coton, de les faire tisser, de les mettre sur le comptoir d’une boutique sise près de la cathédrale et que j’ai fait clore dès l’annonce du martyre de Briviesca… Il est, à Burgos, des drapiers juifs plus fortunés que moi. Je ne les envie point. Je vis, j’existe et c’est là l’essentiel.
– On dit, messire, que le Cruel vous aime mieux que les chrétiens.
– C’est une fausseté. Il apprécie certains Juifs habiles et losengiers 392 qui vivent dans ses palais. Il lui advient de suivre leurs conseils, mais il en a fait pendre tout autant que certains ricos hombres qui avaient cessé de lui plaire… Or, voyez-vous, je pressens que l’Espagne va devenir un immense champ de bataille et que les Juifs, un jour, seront exterminés…
– Messire ! protesta Tristan, il me semble que c’est marmouserie que de parler ainsi. Le Trastamare aura besoin de vous pour maintenir en état ses finances, tout comme Édouard III, tout comme Charles V. C’est pourquoi votre inquiétude me paraît injustifiée.
Tristan pensait : « exagérée », cependant il avait vu jusqu’où le paroxysme de la haine avait conduit Guesclin.
– Je pressens que don Pèdre reviendra un jour à Burgos pour s’y revancher de toutes les déconvenues qu’il y a connues, et dès à présent, je sens Teresa et Simon menacés. Il leur faut vivre ailleurs, non point dans une cité, mais dans un hameau où nul ne les viendra inquiéter.
– C’est la sagesse même, messire.
– J’ai un frère qui longtemps fut orfèvre à Tolède…
– Si don Pèdre passe par Tolède, messire, Guesclin y passera.
– Je sais, je sais, dit Joachim Pastor sans dissimuler un agacement qui confondit Tristan. À Tolède, Simon e t Teresa ne seront pas plus en sécurité qu’à Burgos…
Tristan se permit une nouvelle interruption :
– Feu Ogier d’Argouges – le chevalier dont je vous ai entretenu – avait une de ses cousines à Tolède. Dans le secret de son cœur, il devait penser à la visiter. Elle avait épousé un armurier voici… vingt ans. Sans doute vit-elle encore.
Le drapier acquiesça et emplit lui-même, cette fois, le gobelet de ce chevalier de France duquel, le doute étant plus permis, il espérait quelque chose.
– Mon frère aîné… Il a conservé une maison à Toledo, proche de l’église Santiago del Arrabal, mais vit la plupart du temps dans un hameau à trois lieues peut-être moins – de la cité : Guadamur. Julio a une m aison et quelques terres. Nul ne s’avisera de l’inquiéter : par amour d’une chrétienne, Luysa, dont le frère est coadjuteur de l’évêque, il s’est converti à la foi de son épouse.
Derechef, Tristan se demanda où Joachim Pastor voulait en venir. Il vida son gobelet, sécha ses lèvres d’un revers de main tout en conservant une gorgée de vin dans sa bouche.
« Quelle merveille ! Nous n’avons pas d’aussi bonne boisson dans nos celliers. Hélas ! Je ne resterai pas jusqu’aux vendanges pour rapporter quelques poignées de grains au
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