Les fontaines de sang
appétit laissant, disait-il, la parole à sa cuiller.
Un soir, il n’y tint plus et, après un soupir :
– Savez-vous à quoi je pensais, ce matin, en allant à l’église ?… Non, bien sûr !… Eh bien, je me disais qu’à Calahorra, un chaud soleil devait briller. Il enflammait les vitraux, chauffait les voûtes et faisait concurrence aux cierges. Là-bas, les ors atteignent un éclat qui est une… une sublimité.
– Si vous étiez si aise, dit Paindorge, agacé, pourquoi êtes-vous revenu ?
– Je te l’ai dit, mon fils : pour mourir sur ma terre natale et être ensépulturé dedans.
« C’est probablement vrai », songea Tristan.
– Et puis, ajouta le moine, il me faut vous dire que l’Espagne n’est point un pays agréable depuis que don Pedro de Castille se revanche sur tous ceux qui l’ont humilié lorsqu’il était enfant. Les bâtards que son père eut de ses concubines ont toujours eu la primauté sur lui… Alors, depuis des années, il mène une sanglante guerre intérieure et malheur à qui cesse de lui plaire.
– Le Trastamare… commença Tristan.
Frère Isambert fit le geste de rejeter le nom par-dessus son épaule.
– Il prétend à la Couronne. En fait, il ne vaut guère mieux que Pèdre. Il se peut même qu’il soit pire. Et ne me demandez pas de vous conter cette bataille fratricide où le sang coule à flots, où les gens meurent dans des tourments infernaux. J’en suis incapable 145 .
– Les Espagnols vivent-ils mieux que nous ? demanda Béatrix paresseusement accotée à Paindorge comme pour instiguer les soudoyers à imaginer des choses absurdes.
Isambert, qui se tenait trop près de l’âtre, essuya, d’un revers de main, son front moite. Il avait dû maintes fois accomplir ce mouvement sous le soleil qu’il venait d’évoquer.
– Ma fille, dit-il, les Espagnols pourraient avoir une vie meilleure que la nôtre si Pedro n’était pas un suzerain aussi cruel.
– Est-ce vrai, demanda Paindorge, qu’il est un ami des Juifs ?
– C’est vrai.
– Alors, dit l’écuyer, ce n’est pas un bon roi !
L’approbation fut presque unanime. Quesnel, même, cracha puis écrasa sa salive avec la pointe de sa heuse.
– Holà ! dit Guillemette, un peu de convenance.
– J’aime pas ces gens-là, dit l’archer. Ils sont sales, puants. Ils n’entretiennent pas leurs demeures… J’en ai connu qui ne portaient pas la rouelle (493) . Oh ! Je ne les ai pas dénoncés… D’ailleurs, on les reconnaissait à leur grand nez et leurs grandes oreilles… Mais…
– Assez, Quesnel, intima Ogier d’Argouges. Moi, je ne suis ni pour ni contre. Poursuivez, mon père…
Une sorte de ressentiment parut circuler entre les soudoyers. Pour eux, Quesnel avait raison. D’ailleurs, à sa façon, Isambert les approuva :
– Le Talmud est une chose froide… et je dirai même plus : glacée. En Espagne, les Juifs en observent les commandements avec délices quand ils sont chez eux, invisibles… L’Espagne est pour eux une terre privilégiée. Leur situation est florissante…
– Pourquoi ? demanda Luciane, un léger tremblement dans la voix.
Tristan se demanda si elle approuvait Quesnel. Ou bien, à la réflexion, si, étant sans opinion, elle attendait anxieusement les commentaires d’Isambert.
– Parce que, mon enfant, répondit le clerc, l’Espagne n’est pas un pays tel que le nôtre… Les trois quarts en furent occupés par les Mahomets, le reste par de petits rois chrétiens. Ni les Mahomets ni les Chrétiens n’avaient pour les Juifs le moindre respect, mais ils devaient les ménager car le commerce de l’or était entre leurs mains. C’étaient eux, les Juifs, les fournisseurs de ces subsides sans lesquels on ne peut acquérir tout ce qui convient pour entreprendre ou achever une guerre. Or – si j’ose dire -, depuis des siècles, Mahoms et Chrétiens n’ont cessé de s’entre-occire. Il en est résulté, pour les fils d’Israël, une existence aisée, même dans les royaumes catholiques d’Aragon, de Castille, voire de Navarre. Et, Quesnel, ils ne sont pas astreints au port de la rouelle.
L’archer fit entendre un grognement, racla sa gorge, mais une injonction de Guillemette : « Crache pas ! » l’empêcha de commettre une nouvelle incongruité.
– Ceux qui sont fort riches, continua le presbytérien, se distinguent par la frisqueté 146 de leurs vêtements. Brocarts, soieries, velours. Ils portent
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