Les foulards rouges
vous et moi manifesterions en telle occasion. L’armée royale
leur fait peur, ils n’oseront jamais l’attaquer. Il faut garder bon espoir.
— Pas à moi, monsieur le maréchal !
Turenne sursauta :
— Vous dites ?
— L’espoir !… La guerre est notre
métier depuis trop longtemps pour que nous nous abusions. Je crois à la force
du choc des escadrons, à la discipline de l’infanterie, à la précision de l’artillerie,
à la compétence du commandement mais l’espoir, je laisse cela aux premiers
chrétiens qui se faisaient dévorer par des lions en les arènes en priant… avec
espoir… un Dieu dont la grande force est de ne s’être jamais montré, sans doute
par peur de décevoir !
Le maréchal de Turenne regarda le général de
Nissac avec stupeur, puis partit d’un rire franc.
— Comte, vous êtes impie, matérialiste et
diablement de méchante humeur mais vous, morbleu, vous êtes un vrai soldat !…
De grâce, mangez cette cuisse de chapon et reprenons un verre. Et même
plusieurs.
Le comte de Nissac haussa les épaules.
— Soit. Et si après avoir bu nous voyons
en double l’armée des princes, nous redoublerons d’efforts, c’est bien cela ?
— Exactement ! répondit le maréchal
de Turenne, d’excellente humeur.
48
La nuit d’avril tombait, point encore assez
sombre en l’esprit de monsieur le prince de Condé qui, nerveusement, procédait
à une montre [17] .
Le prince ne manifestait rien de ses pensées
intérieures bien qu’il estimât l’armée frondeuse de niveau assez relevé et de
très belle présentation. Il reconnaissait parfois un visage, un vétéran des
luttes aux frontières du nord contre les Espagnols.
Derrière lui marchaient le duc de Beaufort et
son beau-frère, le jeune et séduisant duc de Nemours. Tous deux n’en menaient
pas large, pensant que le souvenir de la défaite de Jargeau se trouvait encore
en toutes les mémoires. En quoi ils se trompaient : en apparaissant,
« le Grand Condé », inoubliable vainqueur de Rocroi, avait redonné à
ses troupes le mordant qui leur faisait défaut peu avant.
Le prince leva ses yeux très bleus et soudain étincelants
vers un ciel où se voyaient encore des lueurs roses qui se noyaient peu à peu
dans les ténèbres.
— C’est sans fin, cette chute du jour !…
maugréa-t-il.
Mais il était trop excellent soldat pour ne
point attendre le temps nécessaire à son audacieux projet.
Il remarqua que la terre mouillée parfumait l’air,
et que cette odeur agréable faciliterait le sommeil des soldats de l’armée
royale.
Puis il pensa à autre chose.
Un peu plus avant
dans la nuit, le baron Jérôme de Galand et son fidèle lieutenant Ferrière
allaient au pas lent de leurs chevaux par les rues et ruelles de Paris désert
et plongé dans le noir le plus total. En outre, le vent se levait et faisait
grincer sinistrement les chaînes des enseignes d’échoppes, nombreuses en ce
quartier.
Les deux hommes se rendaient sans hâte à leur
mission, porteurs de mauvaises nouvelles, et leurs ombres semblaient démesurées
à la pâle lumière du falot que le lieutenant Ferrière tenait de sa main gauche,
lumière dansant au gré des cahots de la rue.
— Une nuit venteuse ! remarqua
Ferrière d’une voix étouffée.
— Et bientôt le brouillard ! répondit
Galand qui ne montrait point davantage de belle humeur.
L’ayant approuvé, Ferrière ajouta :
— Le service en cette heure tardive ouvre
l’appétit. Je m’imaginais voici peu devant pieds de cochons et crêtes farcies, ortolans,
pièces de cerf, de sanglier ou de chevreuil… Ou même un gros lièvre. Qu’en pensez-vous ?
Galand haussa les épaules.
— Je vous écoute. Poursuivez.
Ferrière, que le sujet passionnait, avala sa
salive :
— Des œufs brouillés avec bouillon d’oseille.
Pour ouvrir l’appétit. Mais vous, que préférez-vous ?
— Ma foi, lieutenant, je n’accorde point
à tout cela l’importance qui semble la vôtre. Mes goûts sont modestes. Soles ou
perches sont ma seule gourmandise et le reste m’indiffère… Avez-vous le dessin
de la dernière écorchée ?
L’absence de transition coupa tout net l’appétit
de Ferrière. Ainsi était son chef qu’en dehors des affaires criminelles ou de
la sûreté de l’État, peu de chose l’intéressait bien qu’à plusieurs reprises, ces
dix dernières années, il se fût laissé aller à d’étranges réflexions sur le
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