Les foulards rouges
cette attente, il frotta ses doigts
les uns contre les autres, comme on le voit faire des mouches avec leurs pattes.
8
On devinait la nervosité du cardinal rien qua
la façon dont il allait et venait, sa silhouette vêtue de pourpre masquant par
intermittence la rougeur des bûches flambant en la cheminée et cette scène
relevait, aux yeux du comte de Nissac, d’un fascinant camaïeu qui lui faisait
souvenir des rêves de son enfance.
La colère du cardinal, que de nouveaux membres
du parlement venaient d’abandonner, lui restituait un accent italien qu’il
masquait d’ordinaire avec plus de maîtrise :
— Ma, qu’ils voulent mé toué, ci possiblé,
mais la trahizonne, toujours la trahizonne, partout la trahizonne !
— Monsieur le cardinal, le marquis d’Almaric
ne vous sert-il point ?
— C’est une saloperie, comme tous les
autres. Je le tiens… peut-être… par l’argent, mais si je chute, il m’achèvera.
Le Premier ministre cessa ses allers-retours
et leva sur Nissac un regard triste :
— Nissac, je suis un homme seul. Il n’y a
plus personne… Pourquoi m’êtes-vous fidèle ?
— Ne parlons point de l’amitié dont vous
me faites l’honneur, monsieur le cardinal, et qui de toute façon m’enchaînerait
à vous car je ne trahis point mes amis… Hormis cela, vous êtes le Premier
ministre de la Régente qui éduque notre futur roi et cette logique qui devrait
faire obligation de vous servir loyalement ne relève certes pas d’un exercice
périlleux de mon intelligence.
Pour la première fois depuis des jours, Mazarin
sourit. Il s’approcha de Nissac et posa ses mains frêles sur les solides
épaules du général en disant :
— Quelle chance fut la mienne de vous
avoir rencontré ! Mais dites-moi, Nissac, si demain, Condé qui est votre
chef se retournait contre moi, qu’en serait-il de votre attitude ?
— Monsieur le cardinal, votre question
fait injure à ce que je vous ai toujours prouvé. Monsieur le prince de Condé
est prince du sang et mon chef aux armées mais ma fidélité va d’abord au futur
roi de France et à ceux qui le représentent aujourd’hui, la Régente et son
Premier ministre.
Mazarin, ému, se détourna à demi pour essuyer
une larme et Nissac se demanda s’il était sincère, bon comédien ou un peu les
deux à la fois.
Le Premier ministre eut un geste d’impuissance
en observant les braises :
— M’être fidèle en le royaume de France, ah,
Nissac, vous n’êtes que deux !
— Deux ?
— Deux dont la fidélité répugne à toute
contrepartie. Apprenez ceci par cœur : Mathilde de Santheuil, rue
Neuve-Saint-Merry. Vous vous souviendrez ?
— À jamais !… Mais encore ?
— Ah, vous n’étiez point à Paris à cette
époque ! Vous vous couvriez de gloire lors de la bataille de Lens où
furent défaits les Espagnols… Mais imaginez une… Que dis-je, deux histoires que
je m’en vais vous conter.
Il prit place dans un fauteuil, face à la
cheminée et d’un geste invita Nissac à s’asseoir à son côté, sur une chaise qui
semblait n’avoir été placée là qu’à cet effet.
« Quel admirable comédien ! »
songea Nissac qui, cependant, fut immédiatement captivé par le récit du
cardinal :
— Elle avait dix ans, de grands yeux
magnifiques, et ses parents, de pauvres paysans arrivés de province, l’avaient
perdue, sans doute volontairement, en la rue Neuve-Saint-Merry. Lui, il avait
soixante ans et arrivait de l’autre côté de cette rue. Il fut frappé par cette
fillette visiblement affamée, abandonnée et désespérée mais trop fière pour
tendre la main. Eh bien cette main qu’elle ne tendait point, le vieux
conseiller de Santheuil la saisit et ramena la fillette chez lui, une demeure
de quatre étages, assez exiguë, comme il en existe tant en ce quartier. Les
années passant bien vite, le conseiller allait de merveille en merveille :
la fillette apprenait vite, sans difficulté, et sa beauté gagnait chaque jour
en éclat. Elle devint demoiselle tandis qu’il vieillissait encore. La mort du
roi l’affecta, il pressentit avec beaucoup d’intelligence les événements que
nous vivons aujourd’hui et vint m’assurer de sa loyauté. Il n’était point le
seul, les quémandeurs font toujours étalage de leur vertu avant de demander des
avantages mais Santheuil, lui, ne demandait rien. Il avait une réputation de
rigueur, je devinais l’homme exceptionnel. Au fond, n’étaient
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