Les foulards rouges
quelques heures et à plusieurs
reprises, celui qu’elle appelait secrètement « mon Loup adoré » et « mon
amour de Loup » lui avait donné davantage de bonheur qu’elle n’en avait
vécu en les dix-huit années qui allaient de sa naissance à cette journée de
février 1649 qui faisait d’elle une femme. Intimement, elle sentit qu’aucun
homme, jamais plus, ne saurait l’aimer comme le comte de Nissac dont les
baisers, de la tête aux pieds, l’affolaient. Qu’il s’attardât sur sa poitrine, et
partout où se révélait sa féminité, la surprenait cependant moins que le
traitement réservé aux chevilles, serrées à faire mal en des mains d’acier puis
bientôt embrassées par des lèvres douces et tendres… Et c’était là lui tout
entier, comme en sa façon de faire l’amour, mêlant violence et douceur.
Jusqu’à ces baisers de nuque qui provoquent
picotements divins jusqu’au bas des reins et font sans cesse renaître le désir
de donner, prendre, tenir, être possédée.
Pourtant…
Son enfance et son adolescence en un austère
couvent donnaient à la jeune femme un écœurement de tout ce qui ressemblait à
un enfermement, un étouffement, et même son « Loup adoré », son « amour
de Loup » n’échappait point à cette règle : elle mourrait de langueur
auprès de son bien-aimé en ce château fort vieux de quatre ou cinq siècles
fièrement campé face à la Manche, entre vents infernaux, tempêtes et landes de
bruyères. Elle serait perdue dans ces couleurs grises et mauves, argentées et
amarante.
Elle se sentit au désespoir, devinant que sa
vie toujours comporterait une brèche que rien ne viendrait combler, une
contradiction qu’elle ne savait résoudre, ne pouvant ni vivre avec Loup, ni
sans lui.
Il lui faudrait donc exister jusqu’à la fin de
ses jours avec cette infortune. Se griser artificieusement des gens de Cour, de
Paris tout autour d’elle, bref, de ce dont elle avait si longtemps rêvé et qu’elle
ne se sentait point la force d’abandonner même si la réalité s’était chargée de
déjà trahir le rêve.
Elle soupira, sans quitter du regard le comte
de Nissac endormi.
Il changea de position, poussa un léger
grognement. À quoi, à qui rêvait-il ? À présent, même en son sommeil, il
fermait les poings, prêts à frapper et cependant elle lui trouvait des traits d’enfant.
Un enfant perdu, un enfant devenu général errant de guerre en guerre, allant de
bataille en bataille, pour masquer quoi ? Qu’il est difficile de vivre ?
Que ce grand mystère relève peut-être simplement de l’absurdité ? Que la
peur qui vous saisit au sortir du ventre de la mère ne relâche son étreinte qu’à
l’instant de votre mort ?
Elle l’imagina en un paysage maritime, âgé de
deux ans, courant nu sur la grève comme le font les tout petits, bras ouverts, se
précipitant en riant vers sa mère attentive et émue.
Elle murmura :
— Et tu n’as jamais cessé de courir, mon
amour de Loup. Le temps a passé mais tu cours encore, comme chacun de nous, vers
un objectif qui toujours s’éloigne…
Un bébé !
À dix-huit ans, Charlotte de La Ferté-Sheffair,
duchesse de Luègue, regardait le général-comte de Nissac, trente-huit ans, comme
un bébé.
Son bébé !
Et elle s’en allait l’abandonner, renoncer
sans lutter parce que, sans qu’elle puisse aller là contre, elle lui préférait
une vie de prétendus plaisirs par fidélité à sa propre enfance, à ses rêves de
petite-fille.
On n’en finit donc jamais, avec l’enfance ?
Pas même le jour où l’on devient une femme ?
Il s’éveilla d’un coup, cherchant
instinctivement son épée, puis la découvrit, nue, assise en un fauteuil à son
chevet et qui le regardait avec très grande tendresse et ombres de tristesse.
— Vous semblez si heureuse et si grave, madame…
— C’est que je vous aime et que je vous
perds, monsieur…
Il n’eut qu’à tendre la main pour caresser le
genou dodu de la duchesse, la caresse se faisant plus lourde et plus insistante
au-dessus de la jarretière, sur la peau nue.
Il lui sourit.
— Nous perdons-nous jamais lorsque
quelques heures nous fûmes par l’amour si proches des étoiles ? Le bonheur
ne nous survit-il pas quelque part, sans qu’on le puisse plus toucher, et même
quand nous ne serons plus ici-bas ? Est-il possible que mon corps jeté
dans une fosse, car tel sera probablement mon destin, soit la fin de
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