Les foulards rouges
débordements. Ce monde libre – dont il
savait profiter abusivement – disparaîtrait. Des ténèbres aux lueurs grises
succéderaient aux nuits de folie traversées des stries rouges du désir enfin
assouvi.
L’Écorcheur ne pouvait supporter l’idée du
retour à la normale.
Tout ce qui faisait sa vie lui échapperait
alors sans espoir de retour. Le voudrait-il pourtant, souhaiterait-il à toute
force posséder un de ces jolis corps de femmes pour lui ôter finement la peau
qu’il ne le pourrait plus ou s’exposerait à être rapidement démasqué.
Il rit, un peu faussement, derrière son masque
d’argent.
— Démasqué, voilà bien le mot !
Le luxueuse voiture à chevaux cahotait sur une
mauvaise route et l’Écorcheur resta songeur. Dix minutes plus tôt, de peur que
le carrosse ne versât en une profonde ornière, le marquis Jehan d’Almaric l’avait
prié de descendre et de suivre à pied où il se salit fort, se crottant de boue
jusqu’au bas des cuisses.
Ces voyages pour arriver au lieu du « sacrifice »
le fatiguaient. Trop loin, beaucoup trop loin !
Ne devrait-il pas plutôt chercher accueillante
petite chaumière, tout à fait isolée, et proche de la capitale ? Et
pourquoi pas le charmant petit village d’Auteuil, à une lieue de Paris ?
L’homme au masque d’argent jeta un regard las
au paysage triste et brumeux.
Tout cela l’épuisait. La vie elle-même ne l’intéressait
plus guère. La veille, à cheval, il avait parcouru les rues de Paris, ville qu’il
aimait entre toutes pour sa grande variété. Les tanneurs le long de la Bièvre, la
rue Saint-Jacques et ses librairies, les quartiers pauvres de Maubert et du
Faubourg Saint-Marcel, le quartier du Louvre qui semble un des plus vieux de
Paris, les rues si étroites qu’en certaines on se peut tendre la main d’une
maison à l’autre. Paris et la puanteur des ordures jetées par les fenêtres en
les quartiers où ne fonctionne point le service de « l’enlèvement des
boues ». Paris et ses mille huit cents cabarets, auberges, tavernes et
bouchons. Ses théâtres populaires où se donne la pantomime, où l’on fait grande
place à la surprise, à la satire, au merveilleux et à la fantaisie avec le
concours de jeunes comédiennes belles et capricieuses, comme celle qui habitait
rue Saint-Landry et qu’il avait violée sans trop de conviction voici quelques
mois… Sortait-on hors les murs qu’on trouvait jardins et champs de blés, ou
encore les vignerons d’Ivry, les chants d’oiseaux troublant parfois le silence
de la campagne. Quitter cette ville étonnante pour Saint-Germain, Fontainebleau
ou cette petite chose ridicule et hideuse appelée Versailles, fallait-il que
les gens de Cour fussent fols !
L’Écorcheur soupira derrière son masque d’argent.
Il se sentait brusquement très vieux. Sa vie
brûlait comme la mèche d’une chandelle une nuit de veille et l’envie de freiner
le cours des choses ne le prenait plus guère. Il se considérait, à juste titre,
comme un des personnages les plus importants du royaume mais qu’était-il à ses
propres yeux ? À peu près rien qui lui semblât respectable. Trop de luxe, trop
de plaisirs. Ceux-ci se trouvaient usés, gâchés et relevaient de l’habitude. Les
femmes, la grande cuisine, les meilleurs vins, la chasse, la guerre : il
connaissait tout cela depuis si longtemps qu’il n’en attendait plus aucune
satisfaction.
Mourir, peut-être. Souffler enfin, se reposer
à jamais en un cercueil de plomb déposé en une fosse aux parois de marbre où l’attendaient
sans impatience ses ancêtres momifiés… comme ils l’étaient déjà de leur vivant !
Il se sentait au cœur du problème pour la
première fois de son existence. Lyrique, il songea qu’il possédait enfin la clé
taillée en un rayon de lune qui ouvre la serrure de cristal du grand mystère de
la vie et qui se résumait à cette question qu’il se posait sans cesse :
« À quoi bon ? » Et sans doute cela signifiait-il que son temps
humain s’achevait car formuler cette question, se la poser, voulait dire qu’il
abandonnait l’idée de lutte qui est le ressort même de l’existence. Par cette
brèche s’immiscerait sans doute la maladie qui triomphe et terrasse les corps
dont l’âme cesse de lutter. Ainsi se passeraient les choses, et la mort, il le
sentait, arrivait à grands pas.
Il sourit cruellement en s’imaginant cloué au
lit, et le cortège des incompétents
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