Les Frères Sisters
dépravé, à lâintérieur comme à lâextérieur. On croise parfois des gens qui sont au fond du trou, mais qui mettent pourtant un point dâhonneur à avoir les ongles propres, des hommes qui se vantent de leurs bains hebdomadaires, quel que soit le prix que cela leur coûte. Ils vont régulièrement à la messe et restent patiemment assis dans les travées avec leurs barbes bien peignées, à attendre sans la moindre trace dâamertume que change leur destin. Inutile de préciser que je nâétais pas de ceux-là . En vérité, jâétais tout le contraire. La saleté mâattirait irrésistiblement. Je nâavais quâune envie, câétait de me vautrer dedans, de
vivre
dedans. Jâai été ravi de perdre mes dents et mes cheveux. Pour faire bref, je divaguais comme lâidiot du village, sauf que le village en question nâétait pas un petit ensemble de maisons au toit de chaume, mais les Ãtats-Unis dâAmérique. Jâai fini par être obsédé voire complètement aliéné par lâidée que jâétais pour de bon fait de déchets humains.
â Quoi  ?
â Un amas de déchets ambulant, câétait ça lâidée. Dâexcréments. Mes os nâétaient que des excréments calcifiés. Mon sang, des excréments liquides. Ne me demandez pas de vous dire pourquoi. Câest quelque chose que je ne pourrai jamais expliquer. Je crois que cette drôle dâidée mâest venue parce que, si je ne me trompe, je souffrais de scorbut, ce qui, ajouté à lâalcool et à mon déséquilibre mental, nâa pas arrangé les choses.
â De la matière fécale vivante.
â Je me délectais à cette pensée. Jâadorais par-dessus tout me frayer un chemin dans la foule en touchant et en tripotant les bras nus des femmes seules. Les traces de ma crasse sur leurs poignets et leurs mains pâles me satisfaisaient au plus haut point.
â Jâimagine que les gens ne vous appréciaient guère.
â Mais ils aimaient bien parler de moi. Sur le plan social, vous vouliez dire  ? Non, jâavais mauvaise réputation. Cela dit, je ne restais jamais assez longtemps au même endroit pour être autre chose quâun pauvre type dans la rue. Fou ou pas, je nâétais pas un imbécile, et je savais quâil valait mieux agir et déguerpir avant de prendre des coups. Je volais un cheval et mâen allais dans la ville voisine, pour reprendre ma campagne de contamination. Mes journées nâétaient quâordure et laideur, et le plus noir des péchés  ; je nâétais quâà moitié vivant, je tenais à un fil en attendant et en espérant, je crois, la mort. Puis un matin je me suis réveillé dans un lieu des plus étranges. Vous ne devinerez jamais où je me trouvais. Et ne dites pas la prison  !
â Câest ce que jâallais dire.
â Je vais vous raconter. Je me suis réveillé avec une gueule de bois monumentale sur un lit de camp dans une caserne militaire. Jâétais lavé, et ma barbe avait été rasée. Jâavais les cheveux coupés courts, et je portais un uniforme de soldat. Le clairon me hurlait dans les oreilles et jâai cru que jâallais mourir, littéralement, dâeffroi et de confusion. Puis un soldat plein dâentrain est arrivé et mâa attrapé par le bras. âRéveille-toi, Hermann, mâa-t-il dit. Si tu rates lâappel une fois de plus tu finiras au trou  !â
â Que sâétait-il passé  ?
â Câest précisément ce que je voulais savoir. Mais mettez-vous à ma place. Comment trouver la réponse  ?
â Il fallait demander à quelquâun.  »
Dâune voix sérieuse, Warm débita, «  Pardonnez-moi, cher ami, mais auriez-vous lâobligeance de me dire comment je me suis retrouvé dans lâarmée  ? Ce nâest quâun détail, mais je nâarrive pas à mâen souvenir.
â Ce serait une façon bien maladroite dâengager la conversation, admis-je. Mais quây avait-il dâautre à faire  ? Vous ne pouviez pas tout simplement jouer le jeu.
â Pourtant, câest exactement ce que jâai fait. Je suis
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