Les Frères Sisters
fis mine de touiller dans une marmite, et il opina. Il revint, me passa mes affaires par la fenêtre, et me souhaita un bon petit-déjeuner, avant dâenfourcher Nimble et de disparaître. Je fus très malheureux après leur départ  ; les yeux rivés sur les arbres à travers lesquels ils avaient disparu, jâeus la prémonition quâils ne reviendraient plus.
Convoquant mes ressources de bonne humeur, je décidai de mâinstaller plus confortablement dans la cabane. Il nây avait ni bûche ni petit bois, mais les cendres et les charbons étaient encore incandescents, de sorte que je me mis en demeure de démolir la chaise de la vieille femme en la fracassant sur le sol pour la transformer en combustible. Jâen entassai dans lââtre pieds, siège et dossier, et versai dessus un peu de lâhuile de la lampe. Un moment plus tard le bois sâenflammait. La lumière et le parfum qui sâen dégageaient me firent chaud au cÅur. La chaise était en chêne, et elle brûlerait bien. «  De petites victoires  », disait toujours ma mère, expression que je me surpris alors à reprendre à voix haute, à mon tour.
Je restai quelques minutes debout devant la porte, à observer le monde extérieur. Il nây avait pas un nuage à lâhorizon, et câétait une de ces journées violacées où le ciel semble plus grand et plus profond que dâhabitude. De la neige fondue sâégouttait du toit, et je tendis par la fenêtre ma tasse en étain, pour la remplir. Je la sentis refroidir dans ma main, et lorsque je la portai à ma bouche, de petits morceaux de glace translucide qui flottaient à la surface de lâeau me piquèrent les lèvres. Ce fut un soulagement de me débarrasser de cet affreux goût de terre et de sang séché qui mâétait resté dans la bouche depuis la veille. Je réchauffai le liquide de la langue, espérant nettoyer ma plaie mais je fus pris de peur en sentant quelque chose de solide se détacher et bouger. Pensant quâil sâagissait dâun morceau de chair, je crachai. La chose fit un bruit affreux en atteignant le sol, et je mâaccroupis pour regarder de plus près. Lâobjet était noir et cylindrique, et mon cÅur sâemballa  : le docteur Watts avait-il à mon insu glissé une sangsue dans ma bouche  ? Mais lorsque je touchai la chose avec mon pouce, elle se défit, et je me rappelai le morceau de coton quâil mâavait tassé contre les gencives. Je le jetai dans le feu où, moussant et fumant, il glissa le long dâun pied de chaise en flammes, laissant derrière lui une traînée de sang et de salive.
Jâobservai la brume qui sâélevait du champ, et me sentis heureux dâavoir survécu aux événements récents  : lâaraignée, la tête enflée, la malédiction évitée. Je respirai lâair froid aussi profondément que possible. «  Tub  ! hurlai-je à la cantonade, je suis coincé dans la cabane de lâignoble sorcière gitane  !  » Il leva la tête tout en continuant à mâcher de lâherbe croquante. «  Tub  ! Aide-moi donc  ! Lâheure est grave  !  »
Je me préparai un modeste petit-déjeuner avec du bacon, de la bouillie de maïs et du café. Un morceau de cartilage se logea dans le trou que jâavais dans la gencive, et jâeus beaucoup de mal à lâenlever, ce qui irrita ma plaie et la fit saigner. Je me souvins alors de la brosse à dents, que je retrouvai dans la poche de ma veste, avec la poudre, et je disposai soigneusement le tout sur la table, près de ma tasse en étain. Watts nâavait pas précisé si je devais attendre que ma bouche cicatrise entièrement avant dâutiliser lâustensile, mais je me dis que je pouvais essayer, toutefois avec précaution. Jâhumidifiai les poils et étalai dessus lâéquivalent dâun dé à coudre de poudre. De haut en bas et de droite à gauche, dis-je, car câétaient là les mots du docteur lui-même. Ma bouche sâemplit de mousse à la menthe, et je me frottai vigoureusement la langue. En me penchant par la fenêtre, je crachai lâeau rougie de sang dans la terre et la neige. Mon haleine était fraîche et sentait
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