Les Frères Sisters
assiettes et les tasses ébréchées, je sus que je ne dormirais plus jamais ici. Il fallait une heure pour aller en ville à cheval. Je me sentais résolu, disponible et concentré. Je voyageais depuis plusieurs jours, mais je nâétais pas le moins du monde fatigué. Jâétais en pleine possession de mes moyens, et nâavais peur de rien.
Seules les pièces du dernier étage du manoir du Commodore étaient à demi éclairées. La lune était haute dans le ciel et brillait, et je me cachai sous les larges branches dâun vieux cèdre qui bordait la grande propriété. Je vis une jeune servante sortir à lâarrière de la demeure, un baquet vide sous le bras. Elle était contrariée pour une raison ou pour une autre et jurait entre ses dents tout en se dirigeant vers sa cabane, qui était séparée de la maison principale, Jâattendis un quart dâheure quâelle en ressorte  ; ne la voyant pas apparaître, je traversai le jardin courbé en deux en direction du manoir. Elle avait omis de verrouiller la porte de derrière, et je pénétrai dans la cuisine calme, fraîche et bien rangée. Quâavait fait le Commodore à cette fille  ? Je regardai à nouveau sa cabane  ; tout était paisible, et rien nâavait changé, si ce nâest quâelle avait allumé une bougie blanche et lâavait placée à la fenêtre.
Je grimpai les escaliers recouverts de tapis et me postai devant les appartements du Commodore. Par la porte je lâentendais vitupérer contre quelquâun. Je ne savais pas de qui il sâagissait, car lâhomme ne faisait que marmonner des excuses, et je ne reconnaissais pas sa voix. Je ne parvenais pas non plus à savoir ce quâil avait fait de mal. Lorsque le Commodore en eut fini avec lui, lâhomme sâapprêta à quitter la pièce. Ses pas se rapprochèrent, et je me collai contre le mur, juste à côté de la porte. Je nâavais pas de pistolet, mais seulement une petite lame émoussée que je pris dans la main  ; la porte sâouvrit alors et lâhomme descendit les escaliers sans même remarquer ma présence. Il sortit par-derrière et je me glissai jusquâà une fenêtre au bout du couloir, pour voir où il allait. Je le vis entrer dans la cabane de la servante  ; il apparut à la fenêtre et lança un regard amer vers le manoir. Caché dans lâombre, je vis à ses yeux que câétait un homme blessé. Son visage hideux témoignait dâune vie violente, et pourtant il se tenait là , dominé, asservi, et incapable de se défendre. Lorsquâil souffla la bougie, la cabane fut plongée dans le noir. Je fis demi-tour dans le couloir. La porte était restée ouverte, et jâentrai.
Les appartements du Commodore occupaient tout le dernier étage du manoir. Il nây avait pas de murs de séparation entre les pièces de ce vaste espace, bien que les meubles fussent disposés comme sâil y en avait eu. Seules les faibles lumières des lanternes et les flammes vacillantes de quelques bougies éclairaient la pénombre. Dans le coin le plus éloigné, de derrière un paravent chinois, sâélevait une volute bleue de fumée de cigare  ; quand jâentendis la voix du Commodore, je me figeai, pensant quâil nâétait pas seul. Mais je ne perçus pas dâautre voix, et compris quâil se parlait à lui-même. Il se prélassait dans son bain, et prononçait un discours en sâadressant à un public imaginaire. Je songeai, Pourquoi les gens parlent-ils toujours dans leur bain  ? La lame fermement en main, je me dirigeai vers lui en marchant sur les tapis pour ne pas faire de bruit. Je contournai le paravent en brandissant ma lame, prêt à lâenfoncer dans le cÅur du Commodore, mais ses yeux étaient recouverts dâun gant de toilette, et mon bras retomba. Jâavais devant moi un homme dont lâinfluence sâétendait aux quatre coins du pays, assis, saoul, dans une baignoire en cuivre, le corps glabre, la poitrine creuse et affaissée, tenant à la main un cigare dont la cendre était dangereusement longue et qui, dâune voix aiguë, déclamait  :
«  Messieurs, il sâagit dâune question que lâon me pose souvent, et je vous
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