Les Frères Sisters
la soumets aujourdâhui, pour voir si vous saurez y répondre. Quâest-ce qui fait dâun homme un grand homme  ? Certains diront la richesse. Dâautres, la force de caractère. Certains encore prétendront quâun grand homme ne perd jamais son sang-froid. Dâautres avanceront que câest un homme qui met toute sa ferveur en Dieu. Mais je suis ici, devant vous, pour vous dire exactement ce qui fait un grand homme, et jâespère que vous mâécouterez attentivement, que vous ferez vôtres mes paroles, et que vous comprendrez au plus profond de vous ce que je vais vous révéler. Car, oui  ! Je souhaite vous faire don de la grandeur.  » Il hocha la tête et leva une main, comme sâil recueillait des applaudissements. Je fis un pas vers lui et levai ma lame devant son visage. Je savais que je devais le tuer tant que je pouvais encore le faire, mais je voulais entendre ce quâil allait dire. Il baissa sa main et tira longuement sur son cigare. La cendre tomba dans le bain en grésillant  ; il frappa lâeau du bout des doigts, là où il pensait quâelle avait atterri. «  Merci, dit-il. Merci, merci.  » Il marqua une pause, et inspira profondément. Puis il reprit son discours avec emphase, et en parlant plus fort  : «  Le grand homme, câest celui qui sait repérer un vide dans le monde matériel, et le combler avec lâ
essence de lui-même
 ! Le grand homme, câest celui qui sait attirer la chance en un lieu qui en était dépourvu auparavant, par la
seule force de sa volonté
 ! Le grand homme, enfin, câest celui qui sait faire
quelque chose
en partant de
rien
. Or, le monde qui nous entoure, chers messieurs ici réunis, croyez-moi sur parole, le monde nâest rien  !  »
Dâun seul mouvement, jâétais sur lui. Je lâchai ma lame et poussai sur ses épaules pour enfoncer sa tête sous la surface de lâeau. Il se mit à gesticuler dans tous les sens  ; il toussa, sâétouffa et fit un bruit qui ressemblait à «  Esch, esch, esch  !  » qui résonna dans la baignoire et me parcourut tout le corps. Lâinstinct de vie du Commodore sâétait réveillé et il se débattit avec encore plus de véhémence. Mais je lâécrasais de tout mon poids et il ne pouvait plus bouger. Je me sentais très fort, légitime et rien au monde nâaurait pu mâempêcher de finir le travail.
Son gant de toilette était tombé de son visage  ; il me regardait à travers lâeau, et bien que je nâen eusse pas envie, je me dis que je me devais de le regarder dans les yeux, ce que je fis. Je fus surpris de ce que je vis, car seule la peur lâhabitait, comme tous les autres qui étaient morts avant lui. Il me reconnut. Jâaurais sans doute voulu quâil regrette de ne pas mâavoir témoigné plus de respect, mais le temps manquait. Pour le dire simplement, je pense quâil est possible quâune explosion de couleurs ait envahi son esprit, suivi dâun vide infini, telle la nuit ou toutes les nuits en une seule.
Le Commodore trépassa. Ensuite, je remontai légèrement son corps dans la baignoire, de sorte que seule sa tête restât à moitié immergée, pour faire croire à une noyade provoquée par lâivresse. Ses cheveux étaient collés sur son front et son cigare flottait près de son visage. Sa fin nâavait rien de digne. Je sortis par la porte de devant et regagnai notre cabane. Je trouvai Charlie endormi, et nullement disposé à voyager. Malgré ses protestations, je le levai, lâattachai sur Nimble et nous chevauchâmes en direction de la maison de notre Mère.
Â
Lâaube était argentée, et les hautes herbes ployaient sous le poids de la rosée. Charlie avait fini sa morphine, et ronflait sur le dos de Nimble tandis que nous remontions le chemin qui menait chez notre mère. Je nâavais pas vu la maison depuis des années, et me demandai si elle allait être en ruines et ce que jâallais faire si Mère nâétait pas là . Lorsque la maison apparut, je mâaperçus quâelle venait dâêtre repeinte, et quâune pièce avait été ajoutée à lâarrière  ; il y avait également un potager bien entretenu et
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