Les Frères Sisters
lui coulait sur le menton. «  Ãa me fait baver  », dit-il, en ravalant sa salive. Il haussa les épaules, rangea le flacon et lâaiguille, et me dit quâil voulait aller au saloon de lâautre côté de la rue. Il mâinvita à lâaccompagner et, malgré mon peu dâenvie de le voir se transformer en bête sous lâeffet de lâalcool, je ne souhaitais pas non plus rester seul dans la chambre dâhôtel, avec son papier peint gondolé, ses courants dâair, sa poussière et lâodeur des clients précédents. Le grincement dâun lit qui gémit sous le poids dâun homme qui ne trouve pas le sommeil est le son le plus triste que je connaisse.
Â
Je me réveillai à lâaube avec une douleur persistante à la tête, plutôt due à une fatigue générale quâà lâabus dâalcool, même si boire nâavait pas amélioré la situation. Je plongeai mon visage dans la cuvette pleine dâeau et brossai mes dents devant la fenêtre ouverte pour sentir la brise sur mon crâne. Il faisait frais dehors, mais le fond de lâair était doux  ; je sentais là les prémices du printemps, ce qui me procura une grande satisfaction, accompagnée dâun sentiment dâordre et de justice. Je traversai la chambre pour voir comment Charlie abordait la journée. Il allait beaucoup moins bien que moi.
«  Je me sentais fébrile moi aussi, lui dis-je, mais ça va de mieux en mieux. Je crois que cette poudre pour les dents a un genre de vertus curatives.
â Commande-moi un bain, croassa-t-il, enfoui au milieu des édredons et des draps. Dis à la femme que je le veux brûlant.
â Un bain coûte vingt-cinq cents  », dis-je. Je le savais car jâavais remarqué un panneau dans lâentrée de lâhôtel fournissant cette précision, parce que, chez nous, un bain ne coûtait que cinq cents. Mais Charlie se moquait du prix. «  Même si ça coûtait vingt-cinq dollars, ça me serait égal. Un bain me sauvera la vie, pour autant quâelle puisse lâêtre. Je veux que lâeau soit assez chaude pour cuire un poulet. Et pourrais-tu aussi aller me chercher des médicaments chez lâapothicaire  ?  »
Je dis, «  Je me demande ce que dirait le Commodore sâil savait que celui quâil a choisi pour diriger ses opérations est si souvent malade parce quâil boit trop.
â Assez parlé, supplia-t-il. Va trouver la femme. Brûlant, dis-lui.
â Je reviendrai après avoir été chez lâapothicaire.
â Dépêche-toi, sâil te plaît.  »
Je trouvai la femme en bas dans le hall, assise derrière son comptoir, en train de repriser une taie dâoreiller avec une longue aiguille et du fil. Je ne lâavais vue quâen passant lorsque nous étions arrivés la veille, mais à présent je me rendais compte quâelle était plutôt jolie, jeune et plantureuse, le teint diaphane et la chair ferme. La transpiration collait ses cheveux sur son front  ; son bras sâactivait, se tendant au maximum avant de ramener lâaiguille sur son ouvrage. Je frappai sur le comptoir, et elle posa ses yeux sur moi sans dissimuler sa contrariété.
«  Mon frère a trop bu hier soir, et il a besoin dâun bain brûlant.
â Trente cents  », dit-elle dâune voix monocorde. Je regardai le panneau au-dessus dâelle, qui affichait toujours vingt-cinq cents, mais avant que je puisse dire quoi que ce soit, elle ajouta, «  Câétait vingt-cinq hier. Mais câest trente maintenant. Et bientôt ce sera trente-cinq.
â Les affaires reprennent pour les peintres dâenseignes  », dis-je, mais la femme se contenta de continuer à coudre. Je poursuivis  : «  Je ferais mieux de payer maintenant, avant que le prix ne continue à grimper.  » Je nâobtins même pas un sourire de cette femme de chambre surchargée de travail. Pour lâagacer davantage, je payai avec une pièce de vingt dollars. Elle regarda durant de longues secondes la lourde pièce avant de sâen saisir prestement et de la fourrer dans la poche crasseuse de sa blouse, et de me rendre ma monnaie. Elle ne faisait pas le moindre effort pour cacher
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