Les Frères Sisters
arriver. Tel est le destin des curieux qui écoutent aux portes.  » Soudain il se plia en deux, et un mince filet de bile jaune jaillit de sa bouche et tomba par terre. Lorsquâil leva son visage dégoulinant vers moi, ses lèvres humides se fendirent en un sourire diabolique. «  Jâai failli vomir dans ma botte  ! Jâétais sur le point de vomir dedans  ! Imagine comme jâaurais été contrarié  !
â Je reviendrai plus tard, lui répondis-je.
â Comment  ? dit-il. Non, reste ici avec moi. Je ne me sens pas bien. Je regrette si je tâai blessé tout à lâheure. Ce nâétaient que des paroles en lâair.
â Non, jâaimerais être seul. Bois ta morphine et dors.  »
Je me tournai vers la porte, mais mon frère continua à me parler, comme sâil nâavait pas remarqué que je mâapprêtais à partir. «  Je crois que cette eau-de-vie était empoisonnée.  » Il eut un haut-le-cÅur. «  Je nâai jamais été aussi malade après avoir bu.
â Jâai bu la même eau-de-vie que toi, et je ne suis pas empoisonné.
â Tu nâen as pas bu autant que moi.
â Câest peine perdue de discuter avec un saoulard.
â Ah, je suis un saoulard, maintenant.
â Jâen ai assez de toi pour aujourdâhui. Je dois prendre soin de mes points de suture et de mes plaies. On se reverra plus tard, mon frère. Je te conseille dâici là de rester loin du saloon.
â Je ne sais pas si jâen serai capable, dépravé et saoulard comme je suis.  »
Il ne cherchait quâà se disputer et attiser sa colère à mon égard, afin dâatténuer sa culpabilité, mais je nâallais pas jouer son jeu. Je retournai dans le hall (la bougie, remarquai-je en descendant, était restée allumée, lâallumette intacte), où je trouvai la femme assise à son bureau, en train de lire une lettre qui la faisait sourire. Apparemment, la missive était porteuse de bonnes nouvelles, car elle avait lâair en de meilleures dispositions, et me salua, sinon chaleureusement, du moins pas aussi froidement quâauparavant. Je lui demandai si je pouvais emprunter une paire de ciseaux et un miroir, et pour toute réponse elle proposa de me couper les cheveux pour cinquante cents, pensant que câétait là ce qui motivait ma requête. Je déclinai en la remerciant, et lui racontai lâhistoire de mes points de suture  ; elle demanda si elle pouvait mâaccompagner dans ma chambre et assister à la sanglante opération. Lorsque je lui avouai que jâespérais passer ainsi un peu de temps loin de mon frère, elle répondit, «  Voilà quelque chose que je peux comprendre.  » Puis elle me demanda où je comptais procéder à ma petite intervention chirurgicale  ; lorsque jâavouai ne pas y avoir pensé, elle mâinvita dans ses quartiers.
«  Nâavez-vous pas dâautres affaires pressantes  ? demandai-je, vous nâaviez pas un moment à perdre, ce matin.  »
Elle rougit. «  Je vous prie de mâexcuser si je me suis montrée expéditive avec vous, dit-elle. Mes employés ont disparu et je nâen dors plus de la nuit, tant jâai accumulé de retard. Par ailleurs, la maladie a frappé ma famille, et jâétais inquiète dâen savoir plus.  » Elle tapota la lettre et opina du chef.
«  Tout va bien, alors  ?
â Pas tout, mais presque.  » Là -dessus, elle mâinvita à passer derrière son comptoir sacré, et je la suivis à travers le rideau de perles, jusque dans ses appartements. Le contact des perles était fort agréable  : elles me chatouillèrent le visage en passant, et je frissonnai de bonheur. Câest vrai, pensai-je. Je suis bien vivant.
Â
Sa chambre nâétait pas la chambre que jâaurais imaginée, si jâavais eu le temps dâimaginer sa chambre, ce qui nâétait pas le cas. Il nây avait ni fleurs, ni coquetteries, ni soie, ni parfum, ni choses féminines suspendues par la main délicate dâune femme  ; point de volumes de poésie, ni mallette dâaffaires de toilette, ni coiffeuse  ; point, non plus, de coussins en dentelle
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