Les Frères Sisters
lâantipathie que je lui inspirais, et je songeai quâil serait prudent de lâavertir  : «  Mon frère nâest pas aussi patient que moi, mademoiselle, et il nâest pas dans de bonnes dispositions ce matin. Il demande un bain brûlant et il a plutôt intérêt à en avoir un. Ce nâest pas le genre dâhomme quâil faut contrarier, et vous pouvez me croire.
â Il sera brûlant  », dit-elle. Elle coinça lâoreiller sous son bras, et se détourna pour vaquer à ses occupations. Tandis quâelle disparaissait derrière le rideau de perles qui séparait le hall de la cuisine et des marmites pour chauffer lâeau des bains, je remarquai quâun pan de sa robe était coincé entre ses fesses. Elle le remit en place dâun geste délicat et rapide â un geste automatique auquel elle ne prêta pas attention, mais je lui sus gré de mâavoir permis dây assister, et me mis à siffler une mélodie joyeuse et enlevée.
Quittant lâhôtel, je me mis à chercher distraitement un apothicaire ou un docteur, et me surpris à penser principalement aux femmes et à lâamour. Je nâavais jamais été plus dâune nuit avec une femme, et câétait chaque fois des prostituées. Et même si, lors de ces rencontres furtives, jâessayai de me montrer aimable avec ces femmes, je savais, au fond de moi, que câétait faux, et me sentais toujours isolé et abattu, après. Cela faisait un an environ que jâavais entièrement cessé de fréquenter les filles parce quâil me semblait que lâabstinence était préférable à cette pantomime dâintimité humaine  ; et bien que de telles pensées fussent déplacées chez un homme dans ma position, je ne pus mâempêcher, en voyant ma corpulente silhouette dans les vitrines des magasins, de me demander, Quand est-ce que cet homme-là trouvera lâamour  ?
Jâarrivai enfin devant lâofficine de lâapothicaire et achetai un petit flacon de morphine. à mon retour à lâhôtel, je croisai la femme qui descendait bruyamment lâescalier. Elle portait sous le bras une bassine en étain, et sa robe était toute trempée sur le côté. Elle sâimmobilisa un instant  ; je pensai quâelle souhaitait me saluer, et jâôtai mon chapeau en la gratifiant de ce qui passe chez moi pour un sourire. Mais je mâaperçus alors quâelle était essoufflée et semblait affligée. Lorsque je lui demandai ce quâelle avait, elle déclara, virulente, que mon frère était sans foi ni loi, et que les plus chaudes des eaux de lâenfer ne suffiraient pas à le nettoyer. Je mâenquis de ce quâil avait fait, mais elle ne me répondit pas et se contenta de passer devant moi pour gagner le hall dâentrée. Jâentendis le son du rideau de perles, et celui de la bassine heurtant le mur. Je restai un moment dans lâescalier à écouter les bruits de lâhôtel  : pas, craquements, portes sâouvrant et se refermant, rires étouffés, conversations, pleurs de bébé. Je remarquai une bougie éteinte devant moi. Je lâallumai, puis soufflai lâallumette et la posai contre la bougie. En regardant vers le haut de lâescalier, je vis que la porte de notre chambre était entrouverte  ; tandis que je mâapprochais, jâentendis Charlie parler en sâadressant à moi, bien quâil ne sût pas que jâétais rentré. Il parlait à voix haute dans le bain, une habitude quâil avait prise quand il était petit. Je me faufilai jusquâà la porte, et tendis lâoreille.
«  Mais câest
moi
le chef. Oui. Parfaitement. Toi  ? Tu nâes même pas capable de monter à cheval correctement. Et tu as une santé fragile. Oui, tu as une santé fragile. Tu appelles la maladie et les ennuis. Si tu nâétais pas mon frère, je tâaurais abandonné depuis longtemps. Dâailleurs, câest ce que le Commodore mâa demandé de faire. Mais jâai dit non. Il admire ma loyauté. Il semblerait que je sache mây prendre avec lui. âVotre loyauté sera récompensée par la loyautéâ, mâa-t-il dit. Il a confiance en moi. Oui, il a confiance en moi, mon frère.
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