Les Frères Sisters
Tandis que mon frère les regardait une à une, le vieil homme me demanda, «  Et pour vous, monsieur  ?
â Je nâai besoin de rien ce soir.
â Votre chapeau nâest pas joli à voir, non plus.
â Jâaime mon chapeau.
â On dirait que vous êtes inséparables depuis un moment, à en juger par les traces de sueur.  »
Mon visage sâassombrit et je dis, «  Il est impoli de parler ainsi des vêtements dâautrui.  »
Avec ses yeux noirs et roublards, lâhomme me faisait penser à une taupe ou à un genre de rongeur quelconque  : rapide, sûr de lui, et résolu. Il dit, «  Je nâavais nullement lâintention de vous froisser. Déformation professionnelle. Chaque fois que je vois un homme accoutré avec négligence, je me sens spontanément concerné.  » Il écarquilla les yeux en toute innocence, et ses mains, qui sâactivaient indépendamment de leur côté tandis quâil parlait, étalèrent trois nouveaux chapeaux sur le comptoir.
«  Ne mâavez-vous pas entendu vous dire que je nâavais besoin de rien  ? demandai-je.
â Quel mal y a-t-il à en essayer un  ? glissa-t-il, en installant un miroir. Vous ne ferez que passer le temps tandis que votre ami essaiera des chemises.  » Il y avait un chapeau noir, un chocolat et un bleu marine. Je posai le mien et dus admettre que par comparaison, il était dans un triste état. Je dis que jâallais peut-être en essayer un, et le vieillard aboya, «  Torchon  !  » Une jeune fille enceinte et remarquablement laide surgit alors du rideau tenant à la main un torchon fumant. Elle me le lança et retourna sans un mot dâoù elle était venue. Tandis que jâétais aux prises avec le chiffon chaud, le passant dâune main à lâautre, pour le refroidir, le vieil homme me prodigua une explication  : «  Auriez-vous lâamabilité de nettoyer vos mains et votre front, monsieur  ? Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser salir nos articles par tous les clients qui entrent ici.  » Je commençai à mâessuyer pendant quâil se tournait vers Charlie, occupé à essayer une chemise en coton noir avec des boutons pression nacrés. «  Voilà qui vous va à ravir  », dit le vieillard. Charlie se tenait devant un grand miroir, et examinait la chemise sous toutes ses coutures. Il me regarda et désigna dâun doigt le vêtement, en levant légèrement les sourcils.
«  Elle est très jolie, dis-je.
â Je la prends, dit Charlie.
â Et que pensez-vous de ça pour votre ami  ?  » demanda le vieil homme en posant le chapeau chocolat sur ma tête. Charlie me regarda de profil, puis demanda à voir comment le noir mâallait. Alors que le vieillard avait repris le chapeau chocolat et venait de poser le noir sur ma tête, Charlie opina du chef. «  Si tu as besoin dâun chapeau, nul besoin dâaller voir ailleurs. Tu ne trouveras pas mieux quâici. Et je crois que jâaimerais bien essayer le bleu tant quâils sont sortis.
â Chiffon  !  » dit le vieil homme. La fille enceinte surgit à nouveau, et jeta un chiffon fumant par-dessus le comptoir, pour disparaître aussitôt. Charlie sâessuya le front et sourit. «  Câest votre femme, monsieur  ?
â Oui, dit-il fièrement.
â Câest votre enfant quâelle porte  ?  »
Il se renfrogna. «  Vous doutez de la qualité de ma semence  ?
â Je ne faisais aucune allusion à votre semence.
â Quelle impertinence.  »
Charlie leva les mains en signe dâapaisement. «  Vous mâimpressionnez, câest tout. Je nâavais aucunement lâintention de vous offenser, et vous souhaite à tous deux une longue et heureuse vie.  » Ainsi fut clos lâincident, et nos achats finirent dâapaiser les esprits  : je pris le chapeau et aussi une chemise, et Charlie, dans une frénésie acheteuse, fut rhabillé de la tête aux pieds. Le vieillard repartit se coucher plus riche de quarante dollars, heureux dâêtre sorti de son profond sommeil pour répondre à notre demande. Tandis que nous nous éloignions
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