Les Frères Sisters
aussi peu attirant, voire repoussant  : des chaises et des tables dépareillées étaient éparpillées dans la pièce, et une fumée âcre sâéchappait du poêle dâune espèce de cuisine en désordre et manifestement insalubre. Nous nâavions pas faim en arrivant, et rien ne nous ouvrit lâappétit, tant lâair était saturé par lâodeur de viande de cheval. Lâhomme au cache-Åil à carreaux du journal de Morris se tenait dans un coin en compagnie dâune grande femme sculpturale étonnamment vêtue dâune élégante robe en soie vert clair qui laissait ses bras nus. Ils avaient lâair de sâamuser, à tel point quâils ne remarquèrent pas notre présence lorsque nous prîmes position à leurs côtés.
La femme était éblouissante, et sa robe nâétait quâun détail. Ses bras étaient si fins et si gracieux que jâeus instantanément envie de poser mes mains dessus  ; son visage, aussi, dâune beauté peu commune, avec son profil indien et des yeux verts dont je ne pus soutenir lâintensité lorsquâelle les leva sur moi, et jâeus la sensation, quand son regard me transperça, dâêtre plongé dans un bain dâeau glacée. Après avoir jeté sur nous un coup dâÅil machinal, le propriétaire nous fit un signe de tête avant de retourner à leur jeu, que je vais décrire à présent  :
La femme tendit ses paumes ouvertes. Dans sa main droite elle avait un petit morceau dâétoffe, identique à celle de sa robe, dont les bords étaient ourlés dâun épais fil doré. Je ne saurais dire pourquoi, mais ce bout de tissu dégageait quelque chose de fascinant  ; je le trouvai agréable à regarder, et ne pus mâempêcher de sourire. Je remarquai que le propriétaire était également subjugué et souriant. Quant à Charlie, il fixait la scène du regard, mais sans se départir de son habituelle expression inamicale.
«  Vous êtes prêt  ?  » demanda la femme au propriétaire.
Il se concentra résolument sur lâétoffe, et son être tout entier se raidit. Il acquiesça et dit, «  Prêt.  »
à peine avait-il prononcé ce mot que la femme commença à faire circuler le morceau de tissu dans ses mains, le faisant passer entre ses doigts avec une rapidité et une adresse telles quâil fut bientôt invisible à lâÅil nu. Puis, fermant ses poings, elle les tendit au propriétaire avant de lui intimer, dâune voix sourde et monocorde, «  Choisissez.
â Gauche  », dit-il.
La femme ouvrit sa main gauche  : point de tissu. Elle ouvrit alors la droite et le petit carré vert et doré apparut  ; elle lâavait bouchonné pendant sa manipulation, mais il était en train de se déplier. «  Droite  », dit-elle.
Le propriétaire tendit un dollar à la femme et dit, «  Encore.  »
Ouvrant la paume de ses mains, la femme demanda alors, «  Ãtes-vous prêt  ?  »
Il acquiesça. Le jeu reprit mais, cette fois, je me concentrai plus intensément. Le propriétaire dut le remarquer, car lorsque la femme tendit ses poings fermés, il me proposa de choisir. Persuadé de savoir où se trouvait lâétoffe, je fus ravi de prendre part au jeu. «  Câest là , dis-je. Dans la main droite.  » La femme ouvrit le poing, qui était vide. «  Gauche  », dit-elle. Je cherchai un dollar dans ma poche, pour jouer à mon tour.
«  Je nâai pas encore fini, protesta le propriétaire.
â Laissez-moi jouer juste une fois.
â Vous venez de le faire.
â Jouons à tour de rôle.  »
Il émit un grognement. «  Pour lâinstant elle est prise avec moi. Vous aurez votre tour quand jâen aurai fini, mais dans lâimmédiat jâai besoin de me concentrer.  » Il se retourna vers la femme, en lui tendant à nouveau un dollar. «  Allez-y  », dit-il, et ses mains se mirent à se mouvoir avec dextérité. Acceptant mon rôle de simple spectateur, je restai aussi attentif que possible aux mains de la femme. Je ne pense pas mâêtre de ma vie autant concentré sur une chose en
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