Les Frères Sisters
était puissant et intense, mais je ne fis rien pour le réaliser, et Tub poursuivit sa route, pantelant, et jâarrivai à la plage où je rejoignis Charlie qui faisait la queue pour prendre le ferry. Nous passâmes devant lâendroit où le cheval qui appartenait à lâhomme au cabestan était mort. Lâanimal avait été en partie écorché, et sa chair découpée. Les corneilles et les mouettes se bagarraient au-dessus de ce qui restait de sa carcasse en sautillant et en se donnant des coups de bec  ; la viande visqueuse était devenue violette, le vent la recouvrait de sable, et les mouches se faufilaient où elles pouvaient. Je sentais San Francisco se dresser derrière moi, mais je ne me retournai pas une seule fois. Je nâavais pas apprécié mon séjour dans cette ville.
Â
Le ferry, un petit bateau à roues baptisé
Old Ulysses,
avait, à la proue, un espace réservé aux chevaux, aux moutons, aux vaches et aux cochons. à peine Charlie avait-il attaché Nimble quâil sâéloigna  ; je ne le suivis pas, mais restai près de Tub, à le caresser et à lui dire des choses gentilles, essayant de le réconforter par ma présence et ma douceur, même si câétait un peu tard. Jâenvisageai de rester là pendant les huit heures du voyage, mais la houle était forte et les cochons commencèrent à avoir le mal de mer (seuls les cochons eurent le mal de mer), et je fus obligé de monter sur le pont pour prendre lâair. Je ne revis pas Charlie durant la traversée et rien dâimportant ne se produisit à lâexception de lâépisode suivant  : je demandai à une femme si elle avait lâheure, et elle me jeta un regard oblique et tourna les talons sans un mot. Jâachetai des pommes farineuses à un homme aveugle et jâétais en train de les donner à Tub tandis que le bateau sâapprêtait à accoster à Sacramento. Ses jambes flageolaient. Câétait la fin de lâaprès-midi.
Charlie et moi quittâmes la civilisation et pénétrâmes dans une forêt de chênes dense et humide, au sein de laquelle il était impératif de circuler avec précaution. Nous progressions avec une lenteur que semblait accentuer notre silence. Je ne parlerai pas le premier, me disais-je. Puis Charlie ouvrit la bouche.
«  Je voudrais te parler de la façon dont nous allons procéder avec Warm.
â Dâaccord, répondis-je. Allons-y dans le détail.
â Entendu. Commençons par notre employeur. Que veut-il que nous fassions  ?
â Que nous tuions Morris dâabord, vite et sans fioriture. Pour Warm, que nous lui extorquions la solution, puis que nous le tuions aussi, mais lentement.
â Et que ferons-nous de la solution  ?
â Nous la rapporterons au Commodore.
â Et quâen fera-t-il  ?
â Il affirmera lâavoir inventée, et il deviendra encore plus riche et redouté.
â Et donc la question en réalité, câest  : pourquoi faisons-nous cela pour lui  ?
â Mais câest précisément de ça que je parlais.
â Je veux aller au bout de ce problème, Eli. Réponds-moi sâil te plaît.  »
Je dis, «  Nous le faisons pour recevoir un salaire, et parce que tu admires un homme puissant dont tu espères un jour prendre la place.  »
Le visage de Charlie se figea, comme pour dire, Je ne savais pas que tu savais. «  Très bien. Imaginons que ce soit vrai. Est-ce quâil serait logique de donner encore plus de pouvoir au Commodore  ? De lui apporter un tel soutien  ?
â Non, ce ne serait pas logique.
â En effet. Maintenant, serait-il logique de suivre les ordres du Commodore sans toutefois aller jusquâau bout  ? Sans lui remettre la solution  ?
â De tuer deux innocents et de leur dérober leur idée si chèrement acquise pour la détourner à notre profit  ?
â La question de lâéthique viendra après. Je te demande si cela serait logique.
â Ce serait logique, oui.
â Parfait. Maintenant, évoquons les conséquences si nous désobéissons au Commodore.
â Ce serait désagréable. Je suis prêt à parier quâil nous traquerait toute notre
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