Les Frères Sisters
demandai-je.
â Il a bien dormi. Je ne suis pas sûr que vous puissiez le monter, mais il va beaucoup mieux que ce que je pouvais imaginer.  » Il me tendit un flacon dâalcool. «  Deux fois par jour, dit-il. Matin et soir jusquâà ce quâil nây en ait plus. Assurez-vous de lâattacher à quelque chose quand vous le désinfecterez. Imbibez bien et prenez vos jambes à votre cou, si vous voulez mon avis.
â Vous lâavez désinfecté aujourdâhui  ?
â Non, et je nâai pas lâintention de le faire. Je lâai fait une fois pour vous montrer, mais à partir de maintenant, câest à vous.  »
Voulant mettre cela derrière moi, je débouchai le flacon et fis un pas vers Tub, mais le palefrenier mâinterrompit  : «  Je préférerais que vous lâemmeniez dehors. Je viens juste de finir de réparer le trou, et je nâai aucune envie quâil en fasse un autre.  » Il pointa un doigt et jâobservai le déplorable travail de rafistolage quâil avait effectué avec des bouts de bois sur la cloison de la stalle. Jâemmenai Tub dehors et accrochai son licol à une barre dâattache. Le sang avait coagulé dans lâorbite et du pus suintait autour. Sans lâÅil à lâintérieur, la paupière sâaffaissait au centre. Je versai une bonne dose dâalcool et mâéloignai dâun bond. «  Hiiiii  », fit Tub en bottant, se cabrant, pissant et chiant. «  Excuse-moi, dis-je. Vraiment, Tub, excuse-moi. Je suis désolé.  » Il se calma et jâallai prendre ma selle dans lâécurie. Charlie amena Nimble dehors et se plaça près de Tub et moi.
«  Prêt  ?  » dit-il.
Sans répondre, je grimpai sur Tub. Son dos et ses jambes semblaient moins solides quâavant, et ses muscles émoussés par la fatigue  ; il était également perturbé par son champ de vision rétréci de moitié, et il nâavait de cesse que de tourner la tête vers la gauche pour voir de lâÅil droit. Je le fis reculer sur la route et il se mit à marcher en rond. «  Il prend ses marques, dis-je.
â Tu ne devrais pas le monter si vite, dit Charlie en se hissant en selle. Il a besoin de repos, câest évident.  »
Je tirai fermement sur les rênes et Tub cessa son manège. «  Arrête de nous faire croire que tu te soucies de lui tout à coup.
â Je me fiche éperdument du cheval. Je parle de ce qui importe pour pouvoir aller au bout de notre affaire.
â Mais oui  ! Bien sûr  ! Notre affaire  ! Jâavais presque oublié  ! Notre raison dâêtre  ! Parlons-en encore  ! Jamais je ne mâen lasserai  !  »
Je me rendis compte que ma lèvre tremblait  ; je me sentais si profondément blessé ce matin-là , à voir mon frère sur sa belle monture, sachant quâil ne mâaimait pas comme je lâavais toujours aimé et admiré  ; la lèvre tremblante, je me mis soudain à hurler tant et si bien que les passants sâarrêtèrent et y allèrent de leurs commentaires.
«  Lâaffaire  ! Oui  ! Notre affaire  ! Naturellement, câest à ça que tu pensais  !  »
Le mépris envahit les yeux de Charlie et la honte sâempara de moi telle une fièvre. Sans un mot, il se tourna et sâéloigna en se frayant un chemin dans les rues bondées, pour bientôt disparaître derrière la bâche dâun chariot. Je mâefforçai de le retrouver dans la foule, mais Tub ne cessait de tourner la tête et de marcher de travers  ; je lui donnai un grand coup de talon, la douleur le remit dans le droit chemin, et il accéléra lâallure  ; mais il respirait difficilement, et ma honte redoubla. Je nâavais quâune envie, câétait de tout quitter, de mâarrêter et de laisser tomber Tub, et notre affaire, et Charlie, et de retourner à Mayfield avec un nouveau cheval pour récupérer mon magot et me construire une nouvelle vie avec la comptable au teint diaphane, ou sans elle, du moment que tout était paisible et facile et complètement différent de ce que je vivais à lâheure actuelle. Tel était mon rêve, et il
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