Les Frères Sisters
dédoublé.
«  Vous vous rendez à San Francisco  ? demanda Charlie.
â Et comment. Cela fait quatre mois que je suis parti, et plus je mâapproche, plus jâai du mal à y croire. Jâai tout organisé, jusque dans le moindre détail.
â Organisé quoi  ?
â Tout ce que je vais faire.  » Nous ne lui demandâmes point de nous en dire plus, mais il nâeut pas besoin dây être invité pour poursuivre  : «  La première chose que je ferai, câest de louer une chambre propre, en hauteur, afin de pouvoir regarder tout ce qui se passe. La deuxième chose que je ferai, câest de commander un bain brûlant. La troisième chose que je ferai, câest de mâasseoir dedans avec la fenêtre ouverte, et dâécouter la ville. La quatrième chose que je ferai, câest dâaller chez le barbier pour quâil me rase de près, et me coupe les cheveux très courts, avec une raie. La cinquième chose que je ferai, câest dâaller mâacheter des vêtements, pour me rhabiller de la tête aux pieds. Chemise, maillot, pantalon, chaussettes, toute la tenue.
â Excusez-moi, un besoin pressant  », interrompit Charlie, et il partit dans la forêt.
Le manque de courtoisie de mon frère ne gêna nullement le prospecteur, qui, en vérité, ne sembla pas avoir remarqué quoi que ce soit. Il fixait le feu tout en parlant, et il aurait sans doute continué si je mâétais absenté moi aussi. «  La sixième chose que je ferai, câest manger un steak aussi gros que ma tête. La septième chose que je ferai, câest de me prendre une bonne cuite. La huitième chose que je ferai, câest de me trouver une jolie fille, et de mâallonger un moment avec elle. La neuvième chose que je ferai, câest de lui parler de sa vie, et elle mâinterrogera sur la mienne, et nous discuterons ainsi, aimablement, comme des gens civilisés. La dixième chose que je ferai ne regarde que moi. La onzième chose que je ferai, câest de la congédier et de mâétirer dans les draps propres et douillets, comme ça.  » Il écarta les bras autant quâil le put. «  La douzième chose, eh bien, je vais dormir et dormir et dormir  !  »
Lâeau bouillait à présent, et il nous servit à chacun une tasse de café dont le goût était si abominable que jâen fus sidéré et quâil me fallut des efforts surhumains pour ne pas le recracher. Passant mon doigt dans le fond de la tasse, je recueillis un peu de marc, le reniflai, puis le goûtai et me rendis compte que câétait de la terre. Souvent les gens disent que quelque chose a «  un goût de terre  », mais tel nâétait pas le cas, en lâoccurrence  : ma tasse était effectivement remplie de terre et dâeau chaude, et de rien dâautre. Je crois quâà force dâêtre seul, lâhomme avait quelque peu perdu lâesprit, et sâétait mis à faire infuser de la terre en se convaincant quâil sâagissait de café. Jâavais envie dâen parler avec lui, mais il était si heureux de partager ce moment avec nous, que je ne voulus pas le blesser  ; de toute façon, qui étais-je pour essayer de démolir ce quâil avait très certainement mis des jours et des nuits à établir dans sa tête  ? Je décidai dâattendre sa prochaine série de tics pour vider ma tasse par terre sans quâil le voie. Charlie revint des bois et je lui fis signe discrètement quâil ne devrait pas boire le «  café  »  ; lorsque le prospecteur lui en proposa une tasse, il refusa. «  Ãa en fera plus pour nous, me lança le prospecteur, ce à quoi je répondis par un faible sourire.
â Je me demande si vous auriez vu deux de nos amis, dit Charlie. En principe, ils remontaient la rivière il y a quelques jours. Deux hommes, lâun barbu lâautre pas.
â Ils avaient énormément de matériel avec eux  ?
â Le barbu était roux.
â Câest ça. Ils avaient un sacré matériel avec eux. Deux mulets qui portaient deux fois ce que porte Benny.  » Il désigna son mulet, Benny, qui se tenait près de Tub et Nimble. Je ne
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