Les Frères Sisters
lorsque je le vis se détendre et défroncer les sourcils  : il avait pitié de moi, pauvre malheureux que jâétais. Il poursuivit  : «  Demain matin nous partirons à la recherche de Warm et de Morris. Finissons le boulot et nous verrons après où nous en serons.  » Après quoi, tournant les talons, il sortit du restaurant. Le serveur élégant apparut à mes côtés, soufflant bruyamment tandis que je me levais, car mon assiette était presque intacte, et il se sentait insulté quâune nourriture si délicate finisse à la poubelle. «  Monsieur  ! mâinterpella-t-il, sur un ton pétri dâindignation. Monsieur  ! Monsieur  !  » Je lâignorai, et mâengouffrai dans la folle nuit de San Francisco  : des lanternes qui se balançaient à lâarrière des charrettes qui passaient  ; dâincessants coups de fouets  ; lâodeur du fumier et de lâhuile brûlée  ; et une constante cacophonie.
Je regagnai la chambre pour dormir et ne revis Charlie que le matin venu, lorsque, me réveillant, je le trouvai habillé, lavé, rasé de près, le teint frais  ; il était en forme et fringant, et je songeai avec espoir que ce changement de tempérament était dû dâune façon ou dâune autre à notre dispute de la veille, quâil avait choisi de rester relativement sobre et de se lever de bonne heure afin que les choses se passent mieux pour moi et que nous envisagions de travailler dans le souci dâune plus grande éthique. Mais jâaperçus les crosses de ses pistolets, qui reluisaient dans leurs étuis  : il les avait briquées, comme il le faisait toujours avant de mener à bien une mission. Sâil avait décidé de passer une nuit tranquille sans trop boire, ce nâétait pas pour me faire plaisir mais pour être en pleine possession de ses moyens lors du meurtre probable de Warm et de Morris. Je me levai et mâassis à la table en face de lui. Je nâarrivais pas à le regarder en face, et il lança, «  Ãa ne va pas aller, si tu fais la tête comme ça.
â Je ne fais pas la tête.
â Si. Tu pourras tây remettre dès que notre affaire sera terminée, mais dans lâimmédiat il va falloir que tu la mettes en veilleuse.
â Mais je te dis que je ne fais pas la tête.
â Tu nâes même pas capable de me regarder.  »
Je levai les yeux. Et à le voir, rien ne paraissait le gêner, il avait lâair complètement à lâaise. Jâimaginai ce quâil voyait en me regardant  : cheveux en bataille, ventre bedonnant moulé dans un maillot sale, yeux rouges pleins de douleur et de défiance. Soudain, la vérité me frappa de plein fouet  : je nâétais pas un tueur efficace. Je ne lâétais pas, ne lâavais jamais été, et ne le serais jamais. Charlie avait tout simplement su mettre à profit mon tempérament colérique  ; il mâavait manipulé, exploitant ma personnalité à la manière dâun homme qui excite un coq avant un combat. Je pensai, Combien de fois ai-je tiré sur un inconnu, le cÅur indigné pour la seule et unique raison que ce dernier faisait feu sur Charlie et que mon être tout entier exigeait que je protège ma chair et mon sang  ? Et jâavais dit que Rex était un chien  ? Charlie et le Commodore mâavaient tous deux contraint à me livrer à des actes qui me mèneraient en enfer. Je les imaginai dans le salon du grand homme, dans un nuage de fumée, en train de se gausser de moi tandis que jâattendais dehors, sous la pluie, dans le froid et le vent, sur mon cheval ridicule. Cela avait effectivement eu lieu  ; je le savais. Cela sâétait produit et continuerait à se produire aussi longtemps que je le permettrais.
Je dis, «  Câest ma dernière affaire, Charlie.  »
Il répondit sans flancher, «  Comme tu veux, mon frère.  »
Et pendant le reste de la matinée que nous passâmes dans cette chambre à rassembler nos affaires et à nous préparer au départ, nous nâéchangeâmes plus un seul mot.
Â
Le palefrenier vint à ma rencontre à la porte de lâécurie.
«  Comment va-t-il  ?
Weitere Kostenlose Bücher