Les Frères Sisters
loin pour ne pas nous entendre, Charlie me demanda, «  Quâest-ce quâil avait, le café  ?  » Je lui tendis ma tasse  ; il trempa ses lèvres et cracha. Impassible, il déclara, «  Câest de la terre.
â Je sais.
â Cet homme boit de la terre  ?
â à mon avis, je ne crois pas quâil sache que câest de la terre.  »
Charlie souleva la tasse et but une autre gorgée. Il garda le liquide dans sa bouche quelques secondes avant de le cracher à nouveau. «  Comment peut-il penser que ce nâest pas de la terre  ?  »
Je repensai au prospecteur perclus de tics, au prospecteur au poulet, et au prospecteur mort, au crâne défoncé, et dis, «  Jâai lâimpression que la solitude des grands espaces nâest guère propice à la santé.  » Charlie scruta autour de lui la forêt, avec une pointe de méfiance. «  Allons-y  », dit-il en se tournant pour ranger ses affaires.
Tub avait lâair mal en point, et je préférai ne pas lui désinfecter lâÅil, car il avait besoin de lâénergie requise pour se rendre jusquâau barrage de castors. Il respirait difficilement, et refusait de boire, et je dis à Charlie, «  Je crois que Tub est en train de mourir.  » Il ausculta brièvement Tub  ; et sans quâil prononce un seul mot, je compris quâil était dâaccord avec moi. Il dit, «  Nous ne sommes quâà quelques kilomètres, et avec un peu de chance nous pourrons rester là -bas suffisamment de temps pour que Tub se repose et recouvre ses forces. Tu ferais mieux de lui désinfecter lâÅil, et après on part.  » Jâexpliquai que je trouvais préférable de ne pas le soigner maintenant, et Charlie eut une idée. Il sortit un flacon de sa sacoche  ; souriant, il me le tendit. «  Tu te souviens  ? Le liquide anesthésiant du dentiste  ?
â Oui  ? dis-je sans comprendre où il voulait en venir.
â Et si tu lui en mettais un peu avant de passer lâalcool  ? Verse-le dans son Åil et laisse agir un peu. Ãa atténuerait la douleur, je te le garantis.  »
Je nâétais pas sûr que le liquide agirait sans être injecté, mais la curiosité lâemporta, et jâen versai une petite quantité dans lâorbite de Tub. Il sursauta et se raidit, sâattendant à sentir la même douleur quâavec lâalcool, mais rien de tel ne se produisit, et il se remit à haleter. Je me précipitai alors et lui versai de lâalcool. Il se raidit à nouveau mais ne hennit pas, ne se cabra pas, ne pissa pas. Jâétais heureux que Charlie eût pensé à ce produit  ; lui non plus nâen était pas mécontent, et il caressa le museau de Tub comme sâil lui voulait réellement du bien. Nous nous mîmes alors en marche, en remontant le cours de la rivière. Lâhumeur heureuse qui régnait entre nous me sembla de bon augure, et jâespérai que cela durerait.
Â
Le campement au sud du barrage de castors était dans un triste état  : les couchages étaient éparpillés autour dâun feu, et les outils et les morceaux de bois gisaient nâimporte comment sur le sol. Debout, trois hommes à lâair bourru observaient notre approche. Ils étaient particulièrement crasseux, même pour des prospecteurs  : leurs barbes étaient emmêlées, leurs visages noircis par la suie ou la boue, leurs vêtements tachés et déchirés  ; en vérité, tout, chez eux, avait lâair sombre et miteux, à lâexception de leurs yeux, tous dâun bleu éclatant. Des frères, pensai-je. Deux dâentre eux tenaient des fusils, prêts à lâemploi  ; le troisième portait des pistolets à la ceinture. Charlie les héla  : «  Est-ce que lâun dâentre vous a vu deux hommes se diriger vers le nord il y a quelques jours  ? Un barbu, lâautre pas  ?  » Devant leur silence, jâajoutai, «  Ils avaient deux mulets avec eux, chargés de fûts de vin.  » Toujours aucune réponse. Nous les dépassâmes et je les gardai à lâÅil, car ils mâavaient tout lâair dâêtre du genre à tirer sur un
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