Les Frères Sisters
homme dans son dos. Une fois quâils furent hors de vue, Charlie dit, «  Ceux-là nâavaient rien des prospecteurs habituels.
â Câétaient des tueurs  », renchéris-je. Il est probable quâils se cachaient là , tout en passant le temps à fouiller la rivière  ; et, à en juger par leur allure, cela ne marchait pas très fort pour eux.
Quelques kilomètres plus loin, Tub commença à renâcler et à tousser. Entre mes jambes je sentais sa cage thoracique trembler, et je remarquai de longs filets de sang épais qui coulaient entre ses lèvres, dans la rivière. Je me penchai pour lui toucher la bouche, et me rendis compte que son sang était noir. Je le montrai à Charlie, qui dit que nous étions suffisamment proches du barrage pour nous arrêter, établir un campement temporaire, et poursuivre à pied notre chemin jusquâà Warm et Morris. Nous descendîmes de nos montures et les menâmes dans les bois. Je trouvai pour Tub un endroit à lâombre, et dès que je lui eus ôté sa selle, il se coucha par terre. Je pensai quâil ne pourrait pas se relever, et mâen voulus de lâavoir si mal traité. Je posai mon bol près de lui, et le remplis avec lâeau de ma gourde, mais il ne but pas. Jâétalai également un peu de nourriture par terre, en vain  ; il gisait là de tout son long, épuisé.
«  Je ne sais pas où on pourra te trouver un autre cheval par ici, dit Charlie.
â Peut-être quâil se sentira mieux après sâêtre reposé  », répondis-je.
Charlie se tenait derrière moi, et attendait. Accroupi près de Tub, je lui caressai la tête, et répétai son nom dans lâespoir de le réconforter. Son orbite vide cligna et sâaffaissa sur elle-même  ; sa langue ensanglantée pendait, traînant lourdement sur le sol. Oh, soudain je fus accablé de tristesse, et plein de mépris envers moi-même.
«  Il faut quâon y aille  », dit Charlie. Il posa une main sur mon épaule et lâautre sur son pistolet. «  Tu veux que je le fasse  ?
â Non. Allons-y, et laissons-le.  »
Nous nous éloignâmes des chevaux en direction du nord, pour nous occuper enfin de Warm.
Â
Le campement de Morris et Warm était entouré de part et dâautre de collines escarpées et boisées. Nous nous postâmes, à lâouest, sur le point culminant dâune crête, afin dâobserver leur installation bien entretenue. Les chevaux et les mulets étaient alignés, un petit feu brûlait encore devant leur tente en parfait état, et leurs outils, leurs selles et leurs sacs étaient soigneusement rangés. Câétait la fin de lâaprès-midi, et le fond de lâair était frais  ; les rayons du soleil éclairaient les arbres de leur pâleur orange et se reflétaient sur la toile argentée que formait la surface de la rivière. En aval du campement, on apercevait le barrage de castors, devant lequel lâeau sâaccumulait paresseusement en dessinant une courbe. Nul ne pouvait dire si la solution fonctionnait ou pas, mais le lieu était idéal pour lâessayer.
Je perçus des mouvements dans la tente, et Morris apparut, se penchant pour en sortir  ; il ressemblait si peu à lâhomme parfumé et bien mis que jâavais fréquenté par le passé, que je ne le reconnus pas de prime abord. Son linge était couvert de boue et dâauréoles blanchâtres, et il avait les cheveux hirsutes  ; le bas de son pantalon et ses manches étaient retroussés, et sa peau visible était couleur lie-de-vin. Il souriait en parlant sans discontinuer, probablement à Warm resté dans la tente, mais il était si loin de nous que nous ne saisissions pas ce quâil disait. Nous descendîmes vers leur campement par un chemin détourné, en marchant avec précaution pour éviter de provoquer des chutes de pierres et de signaler ainsi notre arrivée. Au pied de la colline, nous perdîmes de vue le campement qui était installé dans un creux  ; nous pouvions toutefois entendre la voix de Morris dont nous découvrîmes, quâen fait de paroles, il fredonnait une mélodie entraînante. Me tapant sur lâépaule, Charlie désigna la tente
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