Les galères de l'orfêvre
Guillaume, il glissa et il ne dut qu’au réflexe du procureur de ne pas s’étaler sur le sol.
— Merci, l’ami, dit-il en éclairant sa face ridée d’un immense sourire. Ainsi va la vie, chacun aide son prochain comme il peut.
Guillaume allait l’envoyer paître lorsqu’il aperçut, posé sur ses genoux, un pli que l’aveugle venait de laisser. Le chirurgien et les gardes de porte étaient à l’extrémité opposée de la salle. En tremblant, Guillaume ouvrit la lettre. C’était l’écriture de Delphine.
— Hé, toi ! dit-il en attrapant le bras de l’aveugle. Ne te sauve pas !
C’était presque un vieillard, avec une face chiffonnée, pleine de bave argentée, les globes oculaires enfoncés sous l’orbite cave et les yeux comme saisis et retournés vers l’intérieur du crâne.
— Où as-tu eu ça ? Parle et je te promets une récompense.
— Tu me fais mal. Quelqu’un me l’a donné pour toi. C’est une dame qui le lui a remis dans une chapelle sur le cours. Nous avons eu du mal à te retrouver.
Le coeur de Guillaume battait dans ses tempes et sa gorge. Il lut. C’était un message d’amour et d’espoir. Elle était donc là, à son côté. Tout n’était pas perdu. L’aveugle s’était assis sur le lit, l’oeil blanc luisant comme du lard tourné vers le plafond. Peut-être attendait-il sa récompense.
— Connais-tu un certain Jean Gallion ? demanda brusquement Guillaume.
C’était le nom indiqué par Delphine. Mathusalem froissa son visage d’un sourire de macaque.
— Non. Je ne crois pas. J’ai connu tant de monde ici, depuis le temps. Je ne peux me souvenir de tous les noms.
Il sourit, d’un drôle de sourire qui tendait comme un coup de vent ses joues creuses et flasques. Il empestait l’alcool et le mauvais tabac. Guillaume le regardait maintenant par en dessous. À force de se promener partout et de laisser traîner ses oreilles, l’homme devait être au courant de beaucoup de choses. Et contrairement aux autres, vu son âge et son état, il ne devait pas craindre les représailles. Guillaume lui tendit le flacon d’eau-de-vie que lui avait donné le huguenot.
— Tiens, c’est pour toi. En échange, je voudrais que tu me parles de l’Orfèvre.
L’aveugle de nouveau se mit à rire. Il saisit la bouteille d’une main. De l’autre, il se frottait les joues où le poil luisait et piquait comme du houx. Personne ne faisait plus attention à eux. Aucune tête ne dépassait des lits. Les galériens, épuisés par les attaques de fièvre et de gale, assommés par les drogues, dormaient ou déliraient. Même le jeune Jeremy s’était écroulé d’un profond sommeil.
— L’Orfèvre, dit-il, c’est quelqu’un. Je suis là depuis la nuit des temps. J’ai connu les galères avant et après l’Orfèvre. Crois-moi, c’est bien mieux maintenant.
— Qui est-il et que veut-il ? Comment a-t-il pris le pouvoir ici ?
— Eh, pas trop de questions, mon gars ! Qui il est, je ne sais pas et ce qu’il veut, il faut aller le lui demander. Mais je veux bien répondre à ta troisième question.
Il s’assit plus confortablement sur le lit et vida deux ou trois goulées du flacon.
— Son pouvoir, il l’a acquis en aidant les courtes peines. Sais-tu que le roi, lieutenant de Dieu sur terre, garant de l’ordre voulu par son céleste maître, dispose seul du droit de glaive qu’il ne fait que déléguer aux juges ? Que, de ce fait, il ne s’estime pas tenu de respecter le terme des sentences ? Sais-tu qu’il peut garder aux fers quinze à vingt ans un bon vogue-avant qui n’a été envoyé aux galères que pour trois ans et gracier, au bout d’un an ou deux, un condamné à vie trop âgé pour tirer la rame ? Sais-tu que les commis peuvent garder des années, tant qu’on ne les a pas grassement payés, l’ordre d’élargissement que les forçats ont obtenu régulièrement, sans fraude ni intrigue ? Sais-tu que la pire des canailles peut acheter au roi, pour trois cents livres, sa liberté ? Et sais-tu qu’un galérien sur deux, à peine, respirera de nouveau à l’air libre ?
— Non, dit Guillaume, je l’ignorais. Mais cela ne m’explique pas comment…
— L’Orfèvre a voulu remédier à cela. Je l’ai vu monter en puissance. Avec l’argent qu’il avait chichement gagné, il a acheté la sortie d’une ou deux courtes peines, des faux sauniers, qui l’ont remboursé au triple une fois élargis. Et depuis, le
Weitere Kostenlose Bücher