Les héritiers
blessée.
Enfin, elle leva les yeux vers son interlocuteur.
— Vous avez fait la guerre.
— Pendant une année.
— C’est long. Je travaillais alors { Valcartier. J’ai entendu de telles histoires d’horreur. Cela a dû être affreux. Vous avez fait preuve d’un grand courage.
Le commentaire revenait sans cesse, lassant. Sa vis-à-vis était sincère, très jolie, aussi il hocha la tête en affichant un sourire peu convaincant. Il préféra tout de même changer de sujet.
— Vous rappeliez le chômage tout { l’heure. Cela affecte-t-il les affaires du magasin ?
— Je ne sais pas si je peux. .
Evoquer les activités de son employeur lui semblait bien indélicat. Son compagnon entreprit de la rassurer.
— Je ne veux pas me mêler des problèmes ou des succès de la parenté. Je possède un sixième de ce magasin. Une fois l’an, mon cousin me fait un rapport de ses activités. En posant la question, je devance seulement le compte rendu de quelques mois.
— C’est vrai ?
— Mes actions dans l’entreprise ? Bien sûr. Grand-papa Théodule, mort longtemps avant ma naissance, a donné une partie du commerce à mon père. Une petite partie, mais je souhaite tout de même me tenir au courant.
L’arrivée des assiettes sur la table permit à la jeune femme de réfléchir un moment.
— Au magasin, consentit-elle enfin, les choses ne vont pas si mal, même si le patron paraît se désoler. Les gens ont économisé de l’argent pendant la guerre. D’un autre côté, les salaires ont été réduits, là comme ailleurs.
Elle grimaça sur ces derniers mots.
— Même le vôtre ? Mon cousin est un goujat.
— Pour dire toute la vérité, les prix ont diminué dans la même proportion que mes gages. Je ne suis ni perdante, ni gagnante.
Tout de même, la propriétaire de sa maison de chambres s’était fait tirer l’oreille pour suivre le mouvement { la baisse. Seule sa menace d’aller vivre ailleurs avait fait fléchir la vieille dame.
Mathieu lui adressa un sourire de connivence.
— Mon employeur n’est pas un. . insista-t-elle. Quel mot avez-vous dit ?
— Un goujat. Une personne sans délicatesse, si vous préférez.
La petite leçon de vocabulaire passa sans mal, grâce à la gentillesse dans la voix.
— Au contraire, monsieur Edouard se montre attentionné.
— Il a la réputation de se montrer très attentionné avec les jolies filles.
Flavie fronça les sourcils, prête à défendre son patron.
Puis les conversations murmurées dans les toilettes, à propos de Clémentine, lui revinrent en mémoire. Ellemême avait jeté cette affaire au visage de son employeur pour calmer ses ardeurs, plus tôt dans l’été.
Ce souvenir l’amena { nuancer sa position :
— Personnellement, je n’ai aucun motif de me plaindre.
Après la remontrance formulée en langage clair, sans sous-entendu, lors de la Saint-Jean, l’homme avait mis fin aux invitations, tant celles exprimées clairement que les fines allusions.
— J’en suis heureux, répondit son compagnon, car au moment de vous reconduire à la porte du magasin, tout { l’heure, je compte bien vous inviter { sortir avec moi.
Sans trop d’espoir de se rendre aussi loin avec cette jeune personne qu’au cours de son aventure des derniers jours, Mathieu entendait dorénavant s’intéresser aux charmes de la moitié féminine de l’humanité. Lentement, il s’arrachait
{ l’univers glauque des tranchées.
Flavie souleva les sourcils, surprise par la proposition.
Cela lui laissait tout de même une petite demi-heure pour réfléchir à sa réponse. Aussi, de retour dans le commerce, quand elle lui tendit la main pour le remercier du bon repas, elle l’entendit sans surprise demander:
— Mademoiselle, accepteriez-vous de venir au cinéma avec moi ?
— Ce sera avec plaisir.
— Dimanche prochain, alors ?
Elle hocha la tête en signe d’assentiment. Mathieu lui demanda l’adresse de sa pension. Ils convinrent de se rencontrer à une
heure
{
la
porte
de
l’établissement.
Au
moment de tourner les talons, il suspendit son geste.
— Vous connaissez mon nom, mais vous ne m’avez pas donné le vôtre.
— Poitras. Flavie Poitras.
— Donc à bientôt, mademoiselle Flavie.
L’usage de son prénom heurtait un peu les convenances.
Elle choisit de ne pas s’en formaliser. Au retour d’Europe, bien des hommes se montraient trop audacieux.
*****
Si, en juin, Édouard avait imaginé se départir des
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