Les héritiers
geste. Ce comportement, de la part de son ancien prétendant, marquait leur rupture définitive. De retour à son poste, elle se tourna vers la fenêtre, le temps de reprendre son souffle, d’essuyer ses yeux. Au moment de faire face aux clientes, elle se serait composé un visage à peu près souriant.
*****
En quittant l’appartement du troisième étage, Catherine Baker commença par embrasser Mathieu sur les deux joues en disant :
— Je te remercie. Tu es très bien, aussi bien que le disait ta sœur. Ne t’en fais pas trop, avec tout « cela ».
Le mot bien vague désignait les fantômes de la guerre hantant encore son existence.
— Merci d’être venue. Tu faisais une vendeuse bien convenable, à la fin.
La jeune femme tourna sur elle-même pour montrer la jolie robe reçue en guise de salaire. Le vêtement un peu court lui vaudrait quelques remontrances maternelles lors de son retour à Sherbrooke. Elle fit ensuite la bise à Françoise et à Gertrude, puis quitta les lieux sur les talons de Thalie.
En mettant les pieds sur le trottoir, la visiteuse remarqua :
— C’était gentil { ton frère de revenir { la maison aujourd’hui seulement pour me dire au revoir.
— La bienséance n’a pas de secret pour lui. Cependant, votre conversation a tissé un lien particulier entre vous. Tu as remarqué, il n’a plus remis son gant devant toi, par la suite.
— Se confier lui a fait du bien.
Thalie prit son bras et l’entraîna dans la rue de la Fabrique. Pour se rendre à la gare, il leur faudrait emprunter l’un des escaliers donnant accès { la Basse-Ville. Cela donnerait un trajet bien peu exigeant pour ces jeunes filles en bonne santé.
Elles descendaient les premières marches quand Thalie demanda à son amie :
— Les choses qu’il t’a dites, tu ne peux pas me les répéter ?
— De ma part, ce serait une trahison de sa confiance. Si tu insistais, ce serait très indélicat. . pour lui et pour moi.
Elle répondit en serrant doucement l’avant-bras de Catherine. Bien sûr, Mathieu avait préféré se confier à une inconnue. Dans le meilleur des cas, il la rencontrerait tout au plus deux fois l’an.
— Je me sens un peu vexée, grommela l’étudiante. Il ne me fait pas assez confiance.
— Ne va pas penser cela. Mathieu ne veut pas mettre ses fantômes entre vous. Tu devrais respecter son choix.
Qui sait, peut-être John souhaitera-t-il se confier à toi un jour.
Pareille éventualité paraissait bien improbable. Au moment de pénétrer dans la gare, Thalie changea abruptement de sujet:
— Je suis terriblement gênée. Tu as passé une semaine à travailler dans la boutique.
— J’ai passé une semaine avec toi, je me suis bien amusée. J’espère juste ne pas avoir fait fuir les clientes avec mes mauvais mots de français.
Après une pause, elle continua :
— Tu viendras faire un tour chez moi ?
— En août. Pour compenser un peu, je vais faire le ménage dans la maison des Baker.
— Mais tu ne recevras pas une robe en échange de tes bons services. Tu t’ennuieras sans doute, alors que moi, je me suis divertie.
Sur le quai de la gare, les jeunes filles échangèrent des bises, puis la visiteuse monta dans le wagon en faisant des signes de la main.
*****
Un entrepreneur en construction se présenta rue Scott tôt le lundi matin 14 juillet. La grande maison des Dupire ressemblait à une boîte rectangulaire posée sur un carré de gazon, plus large que profonde. Ses habitants profitaient d’un assez vaste jardin { l’arrière. La maîtresse des lieux avait passé trente ans à y cultiver des fleurs, à planter des arbustes ici et l{. Au début, elle avait poussé le zèle jusqu’{
entretenir un potager.
Plus récemment, ses articulations récalcitrantes l’avaient forcée à négliger ses pulsions horticoles. Depuis quelques années, ses platebandes demeuraient en friche, les arbustes croissaient de manière anarchique, sans personne pour les tailler.
— Ces lilas appartiennent à ma mère, expliquait Fernand à un gros homme rougeaud. Il convient de les replanter un peu plus loin dans le jardin.
— Cela pourra se faire.
La voix demeurait un peu sceptique. L’entrepreneur appartenait { ce genre d’homme qui arrachait et plantait de nouveau, quitte { forcer ses clients { se contenter d’un petit arbuste pendant quinze ans. Il préférait sans doute n’avoir aucun obstacle susceptible de nuire aux va-et-vient de ses hommes.
— Je veux une
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