Les hommes dans la prison
choisir mon livre sur un tableau qui comprenait une
vingtaine de titres de ce genre. J’allais oublier d’antiques petits ouvrages de
morale somnifère. À en juger par la propreté relative (des pages), ce sont les
moins lus ; mais la férocité de certains commentaires écrits en marge
révèle que ce sont les mieux compris. Ici du moins, la morale bourgeoise ne
fait plus de dupes…
J’ai su, dans le tête-à-tête avec ces livres, que la plus
médiocre des pages imprimées peut avoir sa valeur. Le tout est de savoir lire
et faire du livre un prétexte à méditations. Quand ce ne serait que sur la
bêtise humaine…
Avez-vous vu dans les ménageries des loups en cages ?
On en voit d’efflanqués, au poil grisonnant, qui tournent, tournent, inlassablement,
au trot précipité autour de leur geôle. L’homme dans la geôle, avant la fin de
la première heure, découvre cette ressource : la marche. Il se met à
marcher. Il tourne autour de sa cellule à pas mécaniques ou intelligents
suivant la qualité de l’instant. Il compte les pas. Onze ! fâcheux ! Il
rythme son élan et sourit d’avoir éludé le piège tendu par un chiffre fatidique :
le tour de la cellule se fait en douze pas. Il y a bien d’autres procédés :
on peut calculer en secondes le temps nécessaire, retenir le nombre de tours, se
livrer enfin à un calcul kilométrique des plus complexes. On peut parier avec
soi-même, improvisant des jeux de hasard passionnants. Combien de pas, combien
de tours jusqu’au prochain passage de l’homme de ronde, décelé par le léger
déclic du judas ? Trente-huit tours… Perdu, perdu ! Non, gagné !
juste, trente-huit. L’enfermé s’arrête avec un grand rire silencieux, un de ces
rires de l’homme seul que les aliénistes connaissent bien. On peut, comme les
derviches tourneurs marcher jusqu’au vertige, jusqu’à épuisement du souffle, jusqu’à
s’effondrer sur la lourde chaise de bois, les oreilles bourdonnantes, les
pupilles rétrécies, tandis que les quatre murailles de la cellule semblent s’étirer
obliquement, se déformer en losanges, tournoyer autour d’un axe fantastique. On
marche plus souvent d’un pas méditatif ; et le cerveau s’anémie à dévider
son chapelet de combinaisons offensives-défensives. Quand cela dure un certain
nombre de mois ou d’années, le regard se modifie, comme les plis du visage. Ce
détenu vous regarde d’un œil distrait, vous écoute avec une complaisance
détachée, et, sans cesse ramène par d’ingénieux détours la conversation à son
système de défense. J’en ai connu qui le ruminaient depuis huit ou dix ans.
L’homme en marche autour de sa cellule – douze pas, jamais
onze ! – a une compagne invisible, parfois cruelle mais qui plus souvent
le calme, l’abêtit ou le délivre un peu du poids de l’heure : la démence.
J’eus tout de suite ma façon de marcher et de résister à l’emprise
de la cellule. Sans le mérite de l’invention. Pierre Kropotkine dans ses Mémoires raconte les années qu’il passa à Saint-Pétersbourg à la forteresse de
Pierre-et-Paul. Pendant longtemps, on ne lui donna ni livres ni papier. Il
imagina, pour résister au désœuvrement affolant, de rédiger chaque jour, méthodiquement,
avec le sérieux le plus grand, un journal : article de fond, échos, variétés,
chroniques scientifiques et artistiques, rubriques sociales… Il écrivit ainsi
mentalement d’innombrables articles. Je fis de même. Ce fut pour moi l’occasion
d’entreprendre un classement et une révision méthodique de mon faible bagage de
connaissances, de mes souvenirs, de mes idées… Vaste travail intérieur auquel
on ne s’adonne jamais dans la fièvre de l’action, mais qui fait comprendre le
bénéfice des « retraites », telles qu’on les pratiquait aux siècles
passés dans le monde catholique, telles qu’on les pratique encore parfois. Le
recueillement amène une révision de toutes les valeurs, un apurement de tous
les comptes avec soi-même et avec l’univers. L’introspection révèle les
perspectives sans fin de la vie intérieure, fait pénétrer une sagace lumière
dans les recoins les plus secrets de l’être.
… Mais l’invisible compagne demeure. En s’observant soi-même,
on se familiarise avec elle. Elle est toujours là, guettant la seconde où
défaille la volonté, où glisse imperceptiblement quelque ressort de cette
complexe horlogerie cérébrale que les
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