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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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les
affaires, il s’était attiré, après de longues années de spéculations financières,
un grand nombre de plaintes en escroquerie, infraction à la loi sur les
associations, etc. L’instruction de ses nombreux procès durait depuis deux ans.
Il m’exposa que, connaissant le Code, la procédure, la jurisprudence, le
dossier, les recours, les moyens dilatoires, mieux que personne il la
prolongerait encore d’un an au moins.
    – Vous comprenez, monsieur ? À mon âge on n’aime
pas les changements. Ici, au moins, je suis tranquille, on me respecte. Le
gardien-chef est très gentil. Je reçois mes vivres du restaurant…
    Comptant avec une condamnation à cinq ans – il n’en parlait
qu’à mots couverts – il espérait faire plus que la moitié de son temps au
régime de la prévention et obtenir ensuite la libération conditionnelle.
    Des années plus tard, j’entendis, dans une autre prison, prononcer
son nom, comme celui d’un des plus habiles hommes de France. Je m’enquis de son
sort. On me dit qu’il était mort en prison, avant la fin de ses procès, mais
ayant couronné sa carrière d’une suprême action d’éclat. Cet escroc réussit, paraît-il,
à inspirer une si grande confiance au gardien-chef que ce dernier, alléché par
la perspective d’un « bon petit placement », lui confia ses économies…
Les économies de M. le gardien-chef servirent naturellement à payer le vin
blanc du vieil ensorceleur.
    L’autre voisin que je connus dans des circonstances
analogues était un monsieur de haute taille, à prestance d’ancien officier. Une
large barbe en éventail ornait sa poitrine. Mais la face grêlée au front était
terreuse, avec de noirs petits yeux d’astuce. Ancien haut fonctionnaire colonial,
– disait-il, – inculpé de détournements et de port illicite de décorations, il
portait un nom historique, – un nom créé en ce siècle exprès pour séduire l’opulente
roture des héritières des rois yankees du lard ou du cuir. L’occupant de la
cellule 24 (je crois), 10 e division, était le dernier descendant
direct d’un croisé, roi de Jérusalem, puis empereur de Constantinople ; et
d’un cardinal ministre des Finances de Louis XVI.
    On ne se doute généralement pas de la place que tient le
Gotha dans le monde. J’ai vu figurer sur diverses listes de repris de justice
le descendant d’un surintendant des finances de Philippe le Bel.
    La vieille roche !
    L’égoïsme maladif des enfermés s’exprime parfois avec une
inconscience proche de la perfection. Je me souviens de ce voisin de hasard qui
me héla, à la promenade. J’entrais ce jour-là dans mon huitième mois de cellule.
    – Combien d’temps qu’t’es là ? m’avait demandé sa
voix.
    – Huit mois.
    La question, comme il arrive souvent, n’était faite que par
décence. Il faut feindre de s’intéresser à autrui avant de parler de soi. Mais
parler de soi est l’essentiel. Moi, moi, moi, entends-tu, je suis là
depuis…
    De l’autre côté du mur l’homme poussa un soupir. Une courte
pause : le gardien passait. Puis, fébrile, avec une inexprimable
expression de souffrance, la voix me répliqua :
    – Et moi huit jours. Ça fait déjà huit jours ! C’est
dur !… Huit jours ! Huit jours…
    – Il y en a, dis-je, qui font huit ans et qui se
taisent.
    Les prévenus ne peuvent recevoir de journaux. Leur
correspondance est censurée par le juge d’instruction. Défense d’y traiter d’autres
sujets que d’affaires de famille. Mes communications avec l’extérieur étaient
extrêmement rares. Mais je sentais parfois autour de moi, dans la geôle même, la
présence active, quoique invisible et silencieuse, d’une franc-maçonnerie. Quand
un événement susceptible de m’intéresser se produisait au-dehors, je l’apprenais
d’abord grâce à cette occulte camaraderie.
    On venait de tuer deux hommes que j’avais connus : deux
belles révoltes gâchées. À la distribution matinale de la soupe, un œil grave
me fixa une seconde. Vingt minutes après, lorsque je repassais ma gamelle à
travers le guichet, un journal roulé en boule chut à mes pieds.
    Je crus lire des nouvelles d’une autre planète. On se
battait en Albanie. Les Monténégrins à Scutari. M. Poincaré. Lord Grey… Les
guerres, les épidémies, les catastrophes, les crises d’États passaient sans
apporter la moindre perturbation au bon fonctionnement de cette parfaite
machine : la prison.
    Il est

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