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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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bas, de l’autre côté du mur.
    – T’écoutes ? – Oui ? Ben, y a ton copain B… qu’a
tué le chef de la Sûreté… Oremus [12]  !
    De « mon copain B… » je ne savais rien depuis
plusieurs mois, sinon qu’on le traquait de refuge en refuge et qu’il vendrait
chèrement sa vie. – La voix joyeuse refoula mes interrogations :
    – J’en sais pas plus, mon vieux. C’est un gars du
service qui m’a dit çà. Y rigolent tous. Y sont joyeux comme des p’tites femmes
d’puis qu’y savent ça. T’les entends les mômes, chaque soir ?
    Je les entendais… Les soirs étaient beaux, lourds, étoilés, de
ces soirs d’été où l’on se sent enveloppé de toute la chaleur et l’ardeur
élémentaire de la vie. À dix mètres de nos fenêtres, sous le pesant feuillage
des marronniers, des couples se perdaient dans l’ombre du boulevard désert. Et
nous entendions souvent des rires perçants de jeunes femmes, de ces rires
prolongés qui sont des détentes nerveuses dans la défense et la caresse et le
trouble jeu du désir.
    – Tu les entends, dis ?… C’qu’elles s’en paient, hein ?
les garces, du bonheur !…
    Comme pour sceller entre nous l’entente d’une joie commune
liée à une commune souffrance, mon voisin conclut sans transition :
    – … Ça fait tout de même rudement plaisir qu’y soit bouzillé, l’autre.
    La glace était rompue. Nos relations devinrent amicales. Apache
authentique, le Pierrot désolé purgeait sa quatrième condamnation pour vol :
dix-huit mois, je crois. D’autres procès s’instruisaient contre lui. Une
condamnation à deux ans était en suspens appel interjeté. Au bout, rien, sauf
la mort ou le miracle. Il croyait doucement, sans ardeur, au miracle : l’évasion ;
et il faisait durer « le plaisir » d’être ici, à la Santé, vêtu de
droguet élimé, passant ses journées à confectionner des éventails en papier, réussissant
à fumer un peu en cachette, recevant des lettres de « sa femme ».
    – Tout ça ensemble, t’comprends, çà m’fra bien cinq ans
et la Guyane. Une fois là, j’tâcherai de les mettre…
    – Combien de fait, déjà ?
    – Huit mois, mon vieux, et sans bouffer…
    Il gagnait quelques centimes par jour, qui s’en allaient en
tabac illicite. Mais, trois fois par semaine, j’entendais le vaguemestre
déverrouiller bruyamment sa porte, – et je savais alors sa joie muette, fusant
en un long petit rire étouffé, sa joie de Pierrot désolé, sa joie allumée par
un petit carré de papier rose…
    Elle illuminait tellement son existence sans issue, cette
joie, qu’il m’en fit la confidence détaillée. Non sans s’être préalablement
assuré qu’il n’allait rouvrir aucune plaie, attirer aucune blessure (« T’as
une femme aussi, pas ?… j’entends le vaguemestre tous les jours, quand y
vient chez toi… Je m’suis dit : Y a qu’sa femme qui peut lui écrire si
souvent… »). Il me jeta, par-dessus le mur du préau, quelques-unes de ses
précieuses lettres. Elles étaient écrites d’une grosse écriture inexperte, pleines
de « mon p’tit homme chéri » et de « ta femme pour la vie ».
    La femme qui les écrivait errait chaque jour, à partir de
cinq heures, provocante et l’œil aux aguets, le long du boulevard Sébastopol. Et
elle savait son amant perdu. Et elle savait que « c’est la vie ».
    Je fis plus commodément – et moins intimement – la
connaissance de deux autres voisins. Les gardiens cédaient parfois à la
sollicitation d’un isolé trop las de sa solitude et lui donnaient à la
promenade un compagnon de préau. Cela m’arriva deux ou trois fois en un an. Je
connus ainsi un voisin d’en face qui m’intriguait, petit vieillard tout blanc, propret,
un peu miteux, ressemblant fort aux portraits de M. Combes [13] . – Quand il me
sut anarchiste, il me serra la main avec effusion. Il observait minutieusement
dans la « cage à ours » les règles de la civilité puérile et honnête.
Ses petits yeux d’un bleu d’eau morte fixaient sur moi un regard mouillé tandis
qu’en se frottant les mains il répétait comme il eût fait dans un salon :
    – Enchanté, monsieur, enchanté vraiment…
    Ce sosie du « petit père Combes », jadis avocat, avait
connu, lors du procès de Lyon [14] ,
Kropotkine et Pierre Martin ; leur souvenir l’emplissait d’un respect qui
n’était peut-être en l’occurrence que de la politesse. Puis, lancé dans

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